NEWICK 76
"Dick Newick: De Cheers à Third Turtle"
Daniel Allisy
Voiles & Voiliers, ??? 1976, p.85

(Retapé par Emmanuel ROCHE.)


Au-delà du boat-business et de la furia française pour gagner le Transat,  au-
delà  des  vapeurs méphitiques qui s'exhalent trop souvent  des  chaudrons  où 
mijotent  les basses envies et les grosses déceptions, au-delà de ce monde  de 
passions,  il  existe quand même un univers passionnant. Oh!  bien  sûr,  nous 
somme loin du rêve de Blondie Hasler, rêve que Mike Richey essaie, vaille  que 
vaille, de perpétuer en repartant tous les quatre ans sur l'Atlantique à  bord 
du  célèbre  Jester.  Mais, tout de même, cette Transat  1976  a  bien  failli 
apporter  la  preuve que tout le monde attendait, à savoir que  le  temps  des 
monstres était enfin passé.

Attention,  il  s'agit  d'une preuve à la loyale. Dans  cette  Transat,  aucun 
règlement  d'aucune  sorte n'était là pour contrecarrer la victoire  de  Third 
Turtle.  Victoire? Enfin presque, mais personne, je pense, ne contredira  ceux 
qui prétendent qu'il est (avec Spaniel, soyons justes) le véritable  vainqueur 
de la Transat.

Alors,  oublions  un  peu  les vedettes, et  allons  voir  le  druide  Newick, 
l'architecte de Third Turtle.

Lorsque  je l'ai rencontré à Martha's Vineyard, une petite île au  sud-est  de 
Newport  où il a émigré voici trois ans après avoir vendu son affaire de  day-
charter,  j'étais  à cent lieues de penser que j'allais  rencontrer  un  homme 
aussi peu imbu de son succès dans la Transat.

Il  vit avec sa femme Pat et sa fille dans une maison de pin qu'il a  dessinée 
lui-même, perchée sur un petit promontoire au milieu des bois, non loin de  la 
crique  où Joshua Slocum a mouillé avant de partir pour son dernier voyage.  A 
l'intérieur,  des souvenirs de bateau, rien que des souvenirs de bateau:  tout 
ce  qui  n'a pas trait à la mer n'a pas sa place chez Dick  Newick.  Ici,  une 
grande  barr  franche  vernie, au pommeau travaillé;  là,  une  demi-coque  de 
Carribean  Trawler  dont un de ses amis restaurateurs aux îles Vierges  lui  a 
fait  cadeau.  Partout,  des  vieux  palans,  un  cap-de-mouton  recouvert  de 
coquillages, des maquettes toujours. Et puis, ce bois omnipresent: chaleur des 
murs de Red Cedar brut, charme des meubles rustiques de la Nouvelle Angleterre 
sur lesquels trônent parfois quelques broderies, oeuvres de Pat.

Et  puis des photos. Trois photos: Cheers, Three Cheers et Third  Turtle.  Des 
noms qui se passent de commentaire: à eux seuls, ils retracent la carrière  de 
l'architecte  naval le moins prolixe de ses réalisations, sinon de son  talent 
en matière de multicoques.

Ensemble,  nous avons feuilleté de vieux albums de photos  jaunies,  retraçant 
ses  premières  croisières  en Europe. En kayak d'abord.  Puis,  de  sloop  en 
goélette,  nous l'avons suivi sur la route qui ramène inévitablement tous  les 
amoureux  de  la mer aux Antilles. C'est au cours de ce vagabondage  que  Dick 
Newick a rencontré son premier multicoque, un catamaran de Camaret nommé  Tohu 
Bohu -- "very well-named, indeed" -- que trois jeunes Français avaient bricolé 
pour aller vivre leur rêve autour du monde.

Puis, de Lisbonne à Ténériffe, en passant par Palma, le voyage s'est  continué 
jusqu'au bercail; un jour, Dick s'est arrêté quelques jours à Sainte-Croix, un 
petit  mouillage des îles Vierges: l'escale a duré seize ans. Il a donc  fallu 
trouver  du  travail: l'endroit se prêtait  merveilleusement  au  day-charter, 
alors va pour le charter.

Mais il fallait un bateau... Dick s'explique.

-  Je voulais avant tout un bateau qui allie les performances au  confort:  ce 
serait donc un multicoque. Et puis, je pensais à l'époque que la  construction 
d'un  multicoque revenait moins cher. J'ai donc commencé moi-même, comme  pour 
tous  mes  autres bateaux, la construction d'un catamaran de 12  mètres.  Puis 
sont venus trois trimarans. Tous pour le day-charter.

- Nous sommes loin de Cheers...

- Oui, mais ces bateaux étaient aussi dessinés pour la vitesse: il y a même eu 
un essai de trimaran à hydrofoil, mais je dois dire qu'il n'a jamais  vraiment 
bien décollé! En 1966, mon vieil ami sud-africain John Goodwin m'a demandé  de 
lui  dessiner  un bateau pour gagner la Transat de 1968. Le  résultat  de  ces 
recherches a été un catamaran, ou plutôt un prao à deux coques identiques.

-  Ce  n'était  pourtant  pas un prao,  puisqu'à  la  différence  des  bateaux 
polynésiens, le gréement se trouvait sur la coque au vent.

-  C'est vrai. D'ailleurs, à ma connaissance, ce type de gréement n'avait  pas 
été  utilisé auparavant. Il s'agissait d'un bateau de solitaire,  d'un  bateau 
sur lequel il n'était pas possible de compter sur un équipage pléthorique pour 
faire contrepoids; mettre le gréement au vent, donc placer le maximum de poids 
au vent, revenait à remplacer le poids de l'équipage manquant.

- Alors, pourquoi ces deux coques identiques?

-  Parce qu'en marche, la pression du vent fait supporter à la coque  sous  le 
vent près des deux tiers du déplacement total: à ce moment-là, la longueur  de 
flottaison de la coque sous le vent devient primordiale.

-  A l'origine du projet, vous disiez à votre ami Jim Morris, l'un  des  trois 
mousquetaires avec Tom Follet de l'opération Cheers, qu'un tel bateau  pouvait 
atteindre  vingt noeuds au portant et dix noeuds au près. Y avait-il  loin  du 
rêve à la réalité?

-  D'abord, il faut dire que je pensais obtenir un bateau ne pesant  pas  plus 
d'une  tonne  en  ordre de marche. Or, les incertitudes qui  pesaient  sur  la 
solidité de Cheers nous ont fait dépasser le devis de poids initial,  d'autant 
que  nous  avons  par la suite rajouté un appendice au  vent  pour  éviter  un 
retournement complet en cas de chavirage. Si c'était à refaire, après plus  de 
10.000  milles sans incident, je pense que nous construirions Cheers comme  il 
avait été prévu à l'origine. En tout cas, nous avons atteint les vingt noeuds, 
ou presque, dans des conditions idéales. Quant aux dix noeuds au près, il faut 
bien considérer que c'est un peu illusoire, dans la mesure où , par le jeu  du 
vent  relatif,  le  bateau ne se trouve plus exactement au  près!  Disons  que 
Cheers marchait ses huit noeuds en remontant au vent.

-  Pourquoi  alors abandonner le principe du prao, pour le défi  de  1972?  La 
solution n'était-elle pas bonne?

-  Si.  Je pense toujours que le prao est théoriquement la  solution  la  plus 
efficace pour une Transat. En revanche, cela semble beaucoup moins évident  au 
propriétaire du bateau. Car il faut bien avouer que c'est une solution  plutôt 
coûteuse  que de céder son bateau à un musée après chaque Transat! Si le  prao 
est  un bateau bien adapté à la navigation transocéanique -- il l'a prouvé  -- 
cela devient un véritable cauchemar lorsqu'il faut faire machine arrière  pour 
tirer  des  bords  en rentrant dans un mouillage.  Il  est  donc  pratiquement 
impossible de conserver un tel bateau; quant à trouver un musée qui accepte de 
l'accastiller,  ce  n'est pas simple non plus: nous n'en avons pas  trouvé  un 
seul aux Etats-Unis! Et puis, Tom Follet, le skipper du bateau, penchait  plus 
pour un trimaran, tant pour des questions de sécurité que de manoeuvrabilité.

- Pourquoi choisir un trimaran plutôt qu'un catamaran?

- En théorie, les catamarans vont plus vite que les trimarans, car ils peuvent 
lever leur coque au vent et diminuer ainsi la surface mouillée, alors que  les 
trimarans  ont toujours leur coque principale immergée. Mais je ne  pense  pas 
que  diminuer légèrement la surface mouillée sur un multicoque  transocéanique 
soit  le  facteur  le plus important. D'ailleurs,  les  catamarans  "offshore" 
gardent  toujours leurs deux coques dans l'eau. En fait, sur un catamaran,  on 
est  obligé  de lever le pied plus tôt, si bien que la  vitesse  moyenne  d'un 
trimaran  est  finalement  supérieure,  tant  à  cause  de  leur  plus  grande 
manoeuvrabilité  que de leur aptitude à porter leur toile plus  longtemps.  De 
plus, les problèmes de compression du mât sont plus faciles à résoudre sur  un 
trimaran.

-  Est-ce à dire que vous considérez le trimaran comme le bateau de  croisière 
idéal?

-  Attention,  il  faut tout de suite décourager les gens  qui  pensent  qu'en 
achetant  un  multicoque -- catamaran ou trimaran -- ils pourront  à  la  fois 
obtenir,   et   des   performances  exceptionnelles,   et   des   aménagements 
gigantesques,  et  un prix peu élevé. En fait, un multicoque  ne  peut  jamais 
réunir  que  deux  de  ces  trois  conditions.  Si  vous  désirez  des  grands 
aménagements  pour  un  coût moyen, autant dire pour  une  coque  relativement 
petite,  vous aurez une grande caravane qui est bien trop lourde pour  avancer 
rapidement.  Ce genre de multicoque est même dangeureux, car la  légèreté  est 
justement  un des atouts majeurs des multicoques dans le gros temps,  en  leur 
permettant  de  soulager à la lame. Si vous voulez un bateau rapide  avec  des 
grands aménagements -- ce qui était le cas de Phil Weld avec Gulf Streamer --, 
alors   il   faut   construire  un  grand  bateau,  donc   un   bateau   cher. 
Personnellement,  je pense qu'il est préférable de rester deux fois  moins  de 
temps en mer, même si les conditions de confort sont plus spartiates. En plus, 
vous vous ferez vraiement plaisir.

- C'est un peu le programme de Third Turtle?

- Il est certain que, lorsque le règlement de la dernière Transat a été connu, 
avec  la création du Jester trophy, j'ai dessiné le Val -- c'est le nom de  la 
série  --  avec  l'idée d'en faire un bateau de  croisière  rapide  pour  deux 
équipiers.  Mais mon premier souci a été de faire un bateau capable de  gagner 
le Jester.

Il y a deux ans, Harry Morrs m'avait demandé de lui construire un tel type  de 
bateau.  Puis Mike Birch est venu. Puis Walter Green. Puis le chantier qui  le 
construisait  a décidé d'en acheter un. En tout, sept Vals ont  été  construit 
jusqu'à présent.

-  La  caractéristique  la plus frappante des Vals  est  leur  curieuse  forme 
arquée, que l'on ne trouvait pas sur Three Cheers. Les formes plates ne  sont-
elles pas plus efficaces?

- Si, évidemment. Mais les Vals ont avant tout été dessinés pour rentrer  dans 
la  jauge  du  Jester, avec une flottaison limitée à 28 pieds.  Or,  pour  une 
course  d'une  vingtaine  de  jours,  il  faut  pouvoir  emporter  un  minimum 
d'équipement:  ce poids minimum se traduit en volume supplémentaire.  J'aurais 
pu augmenter le maître-bau de la coque principale, mais une des conditions  de 
vitesse  d'un multicoque est d'avoir un rapport longueur/largeur  relativement 
important.  Sur  Three  Cheers, il est de 13. Sur le  Val,  je  suis  descendu 
jusqu'à  10 mais c'est, à mon avis, le minimum. Quant au reste du  volume,  je 
l'ai placé en creusant un peu la coque au centre du bateau.

-  Vous  auriez pu aussi dessiner une coque plus en U qui  aurait  diminué  la 
surface mouillée...

-  C'est  un peu la solution que j'ai retenue, puisque la coque des  Vals  est 
plus  en  U  que sur Three Cheers, mais je voulais avant  tout  conserver  ces 
formes  en  V car elles favorisent la manoeuvrabilité, et je crois  que  c'est 
fondamental dans le gros temps.

- Mais pourquoi garder le V constant jusqu'à l'arrière? Des architectes  comme 
Derek Kelsall ou Mac Alpine Downie dessinent des formes arrivères plus plates.

-  Les formes arrières plus plates favorisent certainement le départ au  surf, 
mais  je pense qu'elles sont un handicap dans la grosse mer, où ce n'est  plus 
tellement   la   vitesse   maximum  qui  est  importante,   mais   plutôt   la 
manoeuvrabilité.  A  mon avis, la meilleure façon de dessiner  un  bateau  qui 
démarre est de le faire léger: c'est une autre manière de diminuer la  surface 
mouillée.  A mon avis, c'est préférable, plutôt que d'essayer de garder  coûte 
que coûte des sections semi-circulaires.

-  En  dehors de la légèreté, quels sont les facteurs qui font aller  vite  un 
multicoque?

-  Une  des choses les plus importantes est le Bruce number,  c'est-à-dire  le 
rapport  entre la racine carrée de la surface de voilure et la racine  cubique 
du déplacement. Ce nombre est pratiquement constant sur mes bateaux (il  varie 
de 1,4 à 1,7): que ce soit sur Three Cheers ou sur Third Turtle, la surface de 
voilure   est  importante.  Un  autre  facteur  primordial  à  mon  sens   est 
l'aérodynamisme  des  oeuvres mortes. J'ai toujours trouvé, par  exemple,  que 
Three Cheers était plus rapide que je ne l'avais pensé au départ, et je  pense 
--  bien qu'il me soit difficile de le prouver -- qu'une des raisons en  était 
la  forme  de la plate-forme de liaison qui améliore l'efficacité  du  courant 
d'air.

-  On ne peut pas dire, pourtant, que Friends -- le Val jaune qui  est  arrivé 
septième -- présentait des superstructures discrètes...

-  Oui, mais Walter Green n'avait acheté que la coque, et avait  dessiné  lui-
même  les superstructures. D'ailleurs, avant le départ, je lui avais dit  que, 
s'il  faisait  une  mauvaise place, je n'appellerais pas son  bateau  un  Val! 
Maintenant, je suis fier de l'appeler Val...

- Comment expliquez-vous la troisième place de Mike Birch?

-  Vous l'avez dit, c'est parce que c'était Mike Birch. Mike est un  très  bon 
marin,  convoyeur de bateaux de profession. A première vue, il n'a  pas  l'air 
costaud,  mais il est très rapide: d'instinct, il sait tout de suite ce  qu'il 
faut faire. Et puis, il avait pu s'habituer, se marier au bateau en le  menant 
en  solitaire  des  Etats-Unis  avant la course. A  l'aller,  avec  des  vents 
contraires, il avait mis 21 jours. Quant à Friends, pour vous donner une  idée 
de  la  vitesse  de ces bateaux au portant, il a mis 17 jours  pour  venir  en 
Europe avec des vents favorables!

-  C'est  quand  même  extraordinaire qu'un multicoque,  donc  un  bateau  pas 
spécialement  réputé pour le près, et petit de surcroît, soit capable  d'aller 
presque aussi vite que les monstres.

-  Ce qu'il faut bien voir, c'est qu'une Transat -- même celle-ci, qui  a  été 
particulièrement éprouvante -- est une course où vous retrouvez toutes  sortes 
de  temps.  Et si, en raison de leur faible poids, les Vals  ne  peuvent  plus 
avancer  au  près dans la grosse mer, à partir de force 8 alors,  là  où  Club 
Mediterranée  commence  à  tailler sa route,  ils  retrouvent  largement  leur 
avantage dans le temps moyen: Third Turtle a rattrapé le temps perdu à la cape 
en se "refaisant une santé" dans le dernier tiers du parcours.

- A votre avis, un multicoque est donc capable de remonter aussi bien au  vent 
qu'un monocoque; n'y a-t-il pas de problème de dérive plus important?

-  Absolument pas. Un Val ne remonte peut-être pas aussi bien qu'un 12  mètres 
JI, mais en tout cas comme un excellent IOR. Il est sûr qu'à 30 degrés du vent 
il  ne  peut plus avancer, mais faire huit noeuds à 45 degrés  du  vent  c'est 
quand même honnête, non? Quant au problème de dérive par temps moyen, il n'est 
pas plus important; le V des coques est un facteur anti-dérive important.

- Des plans de dérive asymétriques comme sur les Hobie Cat ne seraient-ils pas 
plus efficaces?

- Il est vrai que les flotteurs asymétriques ont prouvé avec les Hobies qu'ils 
étaient  efficaces;  mais  les flotteurs symétriques  ont  prouvé  aussi  leur 
efficacité.  En  fait, personne ne peut dire réellement quelle  est  la  forme 
idéale, si formule idéale il y a. A mon avis, ce n'est pas le problème le plus 
fondamental.  Ce  qui  me  parait le plus important, et  ce  que  personne  ne 
souligne, c'est que le tirant d'eau du flotteur doit être très faible, et même 
nul  en arrière du centre du bateau, ce qui permet de mieux annuler la  dérive 
et ce qui diminue la surface mouillée par petit temps.

-  Il  est certain que, dans le petit temps, la  supériorité  des  multicoques 
n'est plus à démontrer mais, dans le gros temps, les problèmes de solidité  ne 
deviennent-ils  pas  trop  importants pour des structures  dont  la  condition 
première est la légèreté?

-  En fait, les problèmes doivent être abordés de manière différente. Si  vous 
me  donnez  un  coup de poing alors que je me trouve au milieu  de  la  pièce, 
j'encaisserai  beaucoup plus facilement que si je me trouvais contre  un  mur. 
Parce que j'ai pu absorber le choc. Un bateau, c'est pareil: dans un choc,  il 
ne  faut  pas que la structure soit totalement rigide, sinon  elle  accuserait 
trop le coup.

-  Prenons  l'exemple de Kriter III, ex-British Oxygen, bien que  le  problème 
soit plus aigu sur un catamaran léger où une poutrelle doit supporter toute la 
compression  alors  que sur un trimaran c'est la coque  principale.  Jean-Yves 
Terlain a dit qu'il aurait mieux valu que les liaisons soient plus  flexibles. 
De  même, il pense que l'idéal serait d'avoir seulement deux bras de  liaison, 
pour  que les poutres travaillent moins en opposition que les cinq  de  Kriter 
III.

- Il a raison. Mais, en fait, ce n'est pas la liaison qui doit être  flexible, 
c'est tout l'ensemble qui doit pouvoir se déformer, légèrement bien sûr. C'est 
pourquoi  mon  expérience  de constructeur m'a toujours  fait  préconiser  des 
matériaux homogènes, pour l'ensemble de la coque, liaisons y compris. Je crois 
qu'il est très difficile de construire un multicoque avec plusieurs matériaux, 
car ils ont des caractéristiques différentes.

-  Ne pourrait-on imaginer un bateau conçu comme une voiture, avec un  chassis 
et des flotteurs montés sur amortisseur?

- En théorie, ce serait une bonne solution, mais il faut bien savoir que  plus 
vous laissez un mouvement s'amorcer, plus il est difficile de l'arrêter. C'est 
le  problème  de  l'énergie cinétique. Dans la grosse  mer,  un  tel  problème 
deviendrait vite insurmontable.

- La plupart de vos bateaux, mis à part les Vals, sont construit en bois. Vous 
pensez que c'est le meilleur matériau?

- Sans aucun doute. Pour un poids donné, la rigidité du bois est meilleure. Du 
moins  tant  qu'il est sec, car l'humidité lui fait perdre de 25 à 50%  de  sa 
rigidité.  C'est pour cela que nous le recouvrons de  polypropylène  (meilleur 
que la fibre de verre pour protéger des impacts locaux contre lesquels le bois 
est  mal  préparé)  et  que  nous l'enduisons  d'époxy  qui  est  un  matériau 
véritablement imperméable, au contraire de la résine.

Quant  aux  Vals, ils ont été construits en polyester pour les besoins  de  la 
série.  Certaines  des pièces, notamment les ponts et les  bras  de  liaisons, 
contiennent  également  du  kevlar.  Avec une  meilleure  connaissance  de  ce 
matériau, je pense que nous pourrions descendre le poids d'un Val à 700 kilos, 
ce  qui serait très excitant, à condition d'y adjoindre des ballasts  pour  la 
marche au près dans la brise.

-  Excitant,  mais dangeureux. Que ce soit Gulf Streamer, Cheers ou  l'un  des 
Vals  pendant sa préparation à la Transat tous ces multicoques ont chaviré  un 
jour. Est-il possible de l'éviter?

-  Il  n'existe  actuellement aucun petit bateau naviguant  --  multicoque  et 
monocoque -- qui puisse se targuer de ne jamais chavirer. Il est un fait  que, 
dans  des conditions très dures, les multicoques comme les monocoques ne  sont 
pas à l'abri d'un chavirage.

-  La  solution des flotteurs semi-submersibles, qui permettent au  bateau  de 
soulager  en  diminuant  la surface de voile offerte au  vent  tout  comme  un 
monocoque,  n'est-elle  pas  une  des  manières  de  reculer  les  limites  du 
chavirage?

-  Non,  je  crois  que c'est une erreur, car le plus  grand  danger  pour  un 
multicoque  est la mer: lorsque le flotteur sous le vent est à moitié  engagé, 
la  première  grosse vague venue peut chavirer le bateau en  agissant  sur  ce 
flotteur  immergé  comme sur une charnière alors que, normalement,  le  bateau 
aurait dû déraper à la surface de l'eau.

- Il n'est donc réellement pas possible d'éviter le chavirage?

- Non, et d'ailleurs je serais vraiment mal placé pour affirmer le  contraire, 
puisque  même  un  grand bateau comme Gulf Streamer a  pu  être  retourné.  En 
revanche,  s'il n'est pas possible d'éviter le chavirage, il est  possible  de 
redresser  le  bateau sans aide extérieure en faisant "sancir", si  l'on  peut 
dire,  la  coque chavirée. Une des méthodes consiste  à  remplir  complètement 
d'eau tout l'avant du bateau qui doit être condamné par une porte étanche.  La 
conque  s'enfonce alors à la verticale. Il faut ensuite envoyer au moyen  d'un 
palan, en tête de mât -- ou en bout de tangon si l'on a démâté --, une réserve 
de flottabilité dont le rôle est de redresser complètement le bateau.

- Outre le fait qu'une telle opération nécessite une mer parfaitement calme -- 
nous  l'avons  bien  vu à Millbay Docks où Foggar, avec  une  méthode  un  peu 
comparable, a mis plus de deux heures pour redresser son malheureux Tornado -- 
ce système ne peut pas s'appliquer à des bateaux comme Gulf Streamer.

-  Dans un premier temps, il est clair que ce système n'est pas  applicable  à 
Gulf Streamer qui est trop grand. Mais le problème est déjà à l'étude sur  des 
bateaux  du Jester trophy comme Azulao le bateau de Derek Kelsall, sur  lequel 
Nick  Clifton a conçu de tels aménagements. Quant au problème de l'état de  la 
mer,  il est certain qu'une telle opération nécessite une eau calme, mais  sur 
un multicoque les réserves de flottabilité sont suffisantes pour lui permettre 
de rester longtemps à l'envers, même si ce n'est pas leur position idéale:  il 
suffit  d'attendre. Cela a sauvé l'équipage de Gulf Streamer qui a  vécu  cinq 
jours à l'envers. Un monocoque au rouf arraché aurait peut-être coulé en  deux 
minutes avec la même vague.

- Gulf Streamer est mort, enfin pas tout à fait, puisque vous avez appris tout 
à l'heure qu'il avait été ramené en grand secret par les Russes à Odessa. Phil 
Weld  vous  a redemandé son frère jumeau, qui s'appellera Tribute.  Est-ce  le 
vainqueur possible de la prochaine Transat, ou bien dessineriez-vous un bateau 
différent  si  quelqu'un venait vous trouver avec un chèque en blanc  en  vous 
demandant de lui préparer le vainqueur?

-  D'abord, ce monsieur ne pourrait être qu'un Français, car en Amérique  nous 
ne  réagissons  pas  de la même manière vis-à-vis de cette  course.  De  toute 
façon,  je ne souhaite pas "acheter" une place de vainqueur. Je ne  pense  pas 
que  ce  bateau  serait  très différent de Three Cheers,  même  si  cela  peut 
paraître  curieux  de tenir ce propos, puisque c'est l'un de bateaux  qui  ont 
disparu  pendant la Transat. En tout cas, un tel bateau ne ferait pas plus  de 
60 pieds de long. Dans le tour de l'Angleterre, qui me semble être un meilleur 
test  des  possibilités des bateaux qu'une Transat où la  chance  plus,  Three 
Cheers  et Gulf Streamer ne sont arrivés respectivement qu'une heure et  trois 
heures  derrière British Oxygen qui était quand même un des bateaux  les  plus 
rapides du monde. Alors, vous voyez bien que, même sans chèque en blanc,  nous 
arriverons bien un jour à battre ces "bloodies Frenchmen" avec des bateaux qui 
auront coûté dix fois moins cher! Cheers, Daniel!

- Non, non! Vous êtes en retard, maintenant, en France, nou levons notre verre 
en disant: Turtle...


- "Dick Newick"
   Daniel Charles
  "Régates" magazine, No.23, octobre 1978, p.52

(Retapé par Emmanuel ROCHE.)


En tant que spectacle, la Transat 1976 avait été une réussite: bateaux géants, 
tempêtes formidables, silence inquiétant de Tabarly... Même après la  victoire 
inattendue  de  Pen  Duick  VI,  on  avait eu  droit  à  un  coup  de  théatre 
supplémentaire:  dix-sept  heures après les 72 mètres  de  Club  Mediterranée, 
arrivait à Newport Third Turtle, un trimaran 8 fois plus court, 178 fois  plus 
léger, 22 fois moins voilé et 70 fois moins cher que le monstre de Colas. Pour 
les non-initiés, cela tenait de la sorcellerie, mais les spécialistes disaient 
simplement  que c'était encore un coup de Dick Newick -- ce qui, en tout  état 
de cause, revenait au même.

Dick Newick est architecte naval. Il n'a gagné ni Fastnet, ni SORC, ni Ton Cup 
--  aussi est-il pratiquement inconnu. On sait qu'il a vécu aux Iles  Vierges, 
au  Danemark  et  finalement  sur une île près de  Newport  (USA)  portant  le 
délicieux  nom  de Martha's Vineyard (le Vignoble de Marthe).  On  sait  aussi 
qu'il  a  eu l'audace de dessiner un prao (Cheers) pour la  Transat  1968  et, 
chose  plus  grave,  qu'il a été le seul à enregistrer un  succès  dans  cette 
formule;  en effet, tous les autres praos inspirés de Cheers ne furent  jamais 
satisfaisants.  Cheers, lui, marchait puisqu'il fit troisième à cette  Transat 
de 1968.

Dix  ans  et  huit  jours exactement après que le prao  jaune  soit  arrivé  à 
Newport,  je me trouve en face de son créateur, Dick Newick. Pendant  ces  dix 
années,  de nouveaux noms sont apparus au firmament de l'architecture  navale: 
Peterson, Holland, Frers, Farr, Berret, Dubois; Newick, lui, est  pratiquement 
resté  ce  qu'il  était en 1968: un type qui  dessine  des  bateaux  bizarres. 
Pourtant,  les  nouvelles  stars de l'IOR doivent surtout leur  succès  à  des 
interprétations  clairvoyantes de la jauge, et aux  développements  techniques 
qui ont permis ces interprétations. (Montez le gréément raide d'il y a dix ans 
sur un Bruce Farr, et vous transformerez un excellent bateau en pavé.)  Newick 
n'a pas inventé une nouvelle interprétation d'une formule existante, il a tout 
bonnement  inventé une nouvelle façon de naviguer, une nouvelle conception  de 
la navigation.

Bien  sûr,  ce  n'est pas lui qui a introduit dans le  monde  du  yachting  la 
formule  du  catamaran  (N.G. Herreshof), du trimaran  (V.  Tchetchett,  entre 
autres), ni du prao (L.F. Herreshof). Mais l'approche de Newick est  tellement 
simple,  logique  et  radicale  que les  multicoques  qu'il  dessine  ne  sont 
semblables à aucun autre.

Des  bateaux  hors du commun dessinés, très évidemment, par un homme  hors  du 
commun.

Ce qui surprend, à l'écouter parler, c'est l'absence de sophistication de  son 
propos.  Les amateurs de discours pseudo-scientifiques et de poudre  aux  yeux 
seront  déçus;  il  ne s'agit ici que de données  simples,  élémentaires.  Par 
exemple,  avoir un bon passage dans le clapot, descendre le centre de  gravité 
le  plus  bas possible -- presque des lapalissades. Mais Newick  colle  à  ces 
données simples avec un bon sens et une obstination de paysan. Peu lui importe 
la coutume qui veut que les bateaux soient comme ceci ou comme cela --  est-ce 
que cette coutume répond aux exigences fondamentales de vitesse, de tenue à la 
mer?

Malgré ses 51 ans, Newick donne souvent l'impression d'avoir gardé la  logique 
entêtée des enfants qui ne veulent pas se plier aux compromis acceptés par les 
grandes  personnes  et qui poursuivent les adultes en demandant,  en  accusant 
"Pourquoi?".  Pourquoi traîner le poids mort d'une quille en  plomb?  Pourquoi 
s'épuiser  à  tirer sur 100 mètres carrés de voiles quand  on  pourrait  aller 
aussi vite avec la moitié ou le tiers? Pourquoi avoir deux w.-c. sur son yacht 
quand  un seul suffit à la maison? Pourquoi avoir un bateau si ce  n'est  pour 
naviguer  vraiment? Pourquoi dépenser des fortunes sur des bateaux  de  course 
qui  vont plus lentement que des multicoques moins cher? Pourquoi faire  ainsi 
alors  qu'on  peut faire autrement -- et je vous le prouve  qu'on  peut  faire 
autrement!


La preuve par trois
-------------------

Un  après-midi  frisquet  de juillet (décidément, il n'y a  plus  de  saison): 
soleil, vent force 4 à 5. Vineyard Sound est encore agité du clapot qu'a  levé 
la  tempête  de  la nuit. Le trimaran tire sur son corps-mort,  au  fond  d'un 
mouillage  particulièrement  encombré: seul un bateau vraiment  maniable  peut 
réussir  l'examen  qu'est  la sortie à la voile  de  cet  enchevêtrement.  Une 
erreur,  et l'on se retrouvera soit sur un joli C&C 33 dont les  propriétaires 
nous regardent partir avec étonnement -- soit plantés sur la jetée, et avec ce 
ressac...  Mais  tout se passe comme un charme, comme sur  un  monocoque  bien 
mené.

Notre  bateau est un Val, un sister-ship du fameux bateau de la Transat,  mais 
avec un plan de pont différent: maintenant, les trois coques sont réunies  par 
une  seule  "aile"  au profil extrêmement étudié. Je ne  sais  si  les  dignes 
représentants  de l'establishement trouvent ce bateau joli -- peu importe.  Ce 
qui compte, c'est qu'il dégage cette harmonie de la chose efficace, de l'objet 
qui  répond à sa fonction; le Val n'a pas la beauté d'une boucle d'oreille  en 
or,  mais  celle  d'un sabot, d'une pipe, d'une chope  de  bière:  une  beauté 
d'objet  usuel. Et, en même temps, il a l'agressivité d'un avion  supersonique 
ou d'une voiture de course. Paradoxal? Non, logique, au contraire. Concorde ou 
une Formule 1 sont, à leur manière, des objets pratiques dont la beauté même a 
été exigée par les contraintes aérodynamiques auxquelles ils sont soumis. Pour 
le  Val, ces contraintes sont le vent, la mer, la vitesse, et la légèreté.  Un 
cockpit, c'est lourd n'est-ce pas? Bon, pas de cockpit. Sur chaque bord, il  y 
a une toile coupe-vent tendue à la verticale sur un câble; à mi-hauteur de  la 
toile, une autre pièce de tissu, horizontale celle-ci, toujours supportée  par 
câble, fait office de banquette; poids total du cockpit: de l'ordre d'un  kilo 
et  demi,  dix fois plus léger que le traditionnel  cockpit  de  contreplaqué, 
moins  cher et aussi confortable -- plutôt même plus. Ce cockpit en toile  est 
typique du "style Newick". Il a décidé d'épargner des poids dans les hauts et, 
à  moins d'une soudaine modification des lois de la physique --  par  ailleurs 
fort peu probable -- rien ne le fera changer d'avis.

De même, il a décidé que ses bateaux passeraient bien dans le clapot. Tant pis 
pour  la surface mouillée -- on rajoutera de la voilure s'il le faut  --  mais 
une  forme  de  coque très étroite et profonde est  choisie,  avec  une  arête 
centrale  bien marquée pour donner de la stabilité de route. Tant pis pour  la 
vitesse  en  eau  plate,  mais la flottaison sera  raccourcie  au  profit  des 
élancement, ces indispensables "amortisseurs" de tanguage. Le volume de chaque 
coque  augmente  très progressivement avec son enfoncement: il n'y  a  pas  de 
discontinuité  entre  les  oeuvres  mortes et les  oeuvres  vives,  entre  les 
superstructures  et la carène, entre l'étrave et le reste de la coque.  Et,  à 
voir  naviguer  Val dans les vagues, on comprend la raison de  ces  lignes  si 
fluides.  Ce  trimaran  tangue à peine. Ses coques fines  comme  des  couteaux 
transpercent chaque vague. L'avant n'écarte pas l'eau comme sur un  monocoque, 
en projetant de côté une moustache blanche: ici, la surface est tranchée comme 
s'il s'agissait d'un tissu de soie, et une fine pellicule transparente jaillit 
sur  les flancs en lieu et place de l'écume des monocoques. A sept  noeuds  au 
près à 40-45 degrés du vent, le bateau ne mouille pas. Les rideaux fluides que 
projette  l'avant de la coque centrale atterrissent sur l'"aile" qui  recouvre 
tout  le  centre  du  bateau, et cette eau  file  vers  l'extérieur  du  tri'. 
L'équipage, protégé par cette même aile, reste au sec.

Au  près,  on va déjà plus vite que n'importe quel autre bateau de 9,50  m  de 
long. Mais, une fois qu'on abat, c'est la ruée. Val s'installe au largue à 11-
12 noeuds en permanence. Griserie de la vitesse? Personnellement, cela ne  m'a 
pas  impressionné  du  tout. Donnez-moi un monocoque gros  et  gras,  le  type 
d'animal  que  les  pères de l'IOR voudraient  nous  faire  admettre,  roulant 
lourdement  sous  spi à un pauvre 8 noeuds, et je  serai  impressionné.  Toute 
cette  eau  que l'étrave doit pulvériser, ce raz-de-marée collé  à  l'arrière, 
toute cette résistance de la mer font que cette vitesse, somme toute médiocre, 
mais  acquise au prix d'une telle dépense d'énergie, est  très  spectaculaire. 
L'aisance en elle-même n'est jamais spectaculaire. Et le Val a de l'aisance  à 
revendre. Malgré les vitesses atteintes, il ne tape pas, s'insère dans  l'eau, 
se  marie avec les vagues. Le trimaran file droit sur des rails, sans coup  de 
lof  ou abattée d'aucune sorte, tant et si bien qu'on a  parfois  l'impression 
que  la barre est surtout là pour la satisfaction du skipper plus que pour  la 
bonne  marche du bateau... En naviguant sur Val, la surprise vient  donc  bien 
plus  de la tenue à la mer que de la vitesse -- à laquelle on s'attendait.  Ce 
passage dans le clapot est fascinant, un peu magique, incomparable avec  celui 
d'un monocoque.

Mais  à  quoi bon un bateau aussi extraordinairement marin si  c'est  pour  le 
recevoir sur la tête au premier moment d'inattention? Entendons-nous: quand un 
trimaran  chavire, c'est presque toujours en course, lorsqu'il est mené à  son 
extrême  limite. Dans ce cas, un moment d'inattention coûte cher. Mais on  est 
assez éloigné des conditions d'utilisation en croisière. Il peut arriver qu'un 
bateau  soit chaviré par une vague. Si c'est un monocoque, la scène  est  vite 
jouée:  on bien il se redresse ou bien il coule, comme a été à deux doigts  de 
le  faire Yann Nedellec dont le Frioul 38 -- l'archétype du monocoque  --  est 
resté 300 secondes quille en l'air avant de se redresser plein d'eau. Si c'est 
un  multicoque,  le chavirage est sans appel, mais le bateau  ne  sombre  pas: 
lorsque  Gulf-Streamer,  dessiné par Newick, fut retourné par une  vague,  ses 
équipiers  purent  s'abriter pendant quatre jours et demi --  et,  après  leur 
sauvetage,  le  bateau flotta suffisamment pour être récupéré  par  un  navire 
russe et emmené puis remis sur pieds à Odessa. On a donc le temps de redresser 
le trimaran mais il manquait tout de même un moyen pratique pour le faire;  ce 
moyen  semble  exister à présent. Appliquant l'idée d'un jeune  homme  du  San 
Salvador,  Newick équipe maintenant ses bateaux de ballasts avant et  arrière; 
il apparaît, en effet, qu'il est plus aisé de redresser un tri par l'avant que 
par  le côté, et cette manoeuvre est théoriquement possible avec les  ballasts 
actuels. Théoriquement.

Ce  qui  est  sûr, c'est que, d'entre tous les multicoques,  ceux  que  Newick 
dessine  sont  parmi  les  plus sûrs -- ne serait-ce que  par  le  soin  qu'il 
apporte, tant à la répartition des volumes qu'à la chasse aux poids superflus. 
A l'instar des monocoques, les multicoques ne naissent pas tous égaux...

Ce qui me tracasse, c'est que les multicoques, chavirables dans des conditions 
extrêmes,  soient frappés d'ostracisme sous prétexte de sécurité -- alors  que 
les vedettes à moteur, cent fois plus chavirables encore, sont trouvées tout à 
fait  normales. Quelque chose m'échappe... Même si, jusqu'à nouvel  ordre,  le 
trimaran reste plus dangereux qu'un monocoque pour les courses en solitaire -- 
une  occupation  tellement dangeureuse en elle-même que le  distinguo  devient 
presque  académique  -- il n'y a pas de raison pour que ce type de  bateau  ne 
connaisse pas un véritable succès dans la croisière normale.

Réponse  du  choeur  des lamentation: "Mais il n'y a pas  de  place  pour  les 
multicoques dans les marinas!" C'est vrai que le port de plaisance est  devenu 
une obligation; on a oublié qu'un multicoque pouvait s'échouer à chaque  marée 
dans  l'estuaire de la Somme, ou dans quelque petit port tranquille. Après  un 
silence, nouvelle réplique du choeur des lamentations. "Faire de la  croisière 
avec  un  Val, par exemple? Vous ne nous avez pas décrit les  aménagements  du 
Val!"  C'est vrai, le Val est vide. Ce n'est pas l'espace qui manque; mais,  à 
part  deux  bonnes  couchettes  (une troisième  possible),  une  toute  petite 
banquette,  une  cuisine (à prévoir) et un w.-c. (idem), il n'y a  pas  grand-
chose. Newick en convient: "Il n'y a pas de marché pour ma sorte de trimarans. 
Ils ne logent pas six personnes." Ce sont des bateaux pour naviguer, non  pour 
jouer à la résidence secondaire. Et la vraie navigation ne s'accommode pas  de 
gadgets et autres bricoles. J'ai connu un voilier de 8,5 m, 6 couchettes, avec 
même  une  barre  intérieure.  C'était  splendide  au  port  mais  aucune  des 
couchettes  n'était  utilisable à la mer! Et vous trouvez normal que  sur  les 
protos  IOR on vide les extrémités, mais que sur leurs dérivés de  série,  les 
mêmes extrémités soient vaigrées teck et recouvertes d'équipets? Dans  "Common 
Sense  of  Yacht Design", L. Francis Herreshof raconte la visite que  fit  son 
père Nathanaël Herreshof à bord de Minerva, vers 1900: "J'ai dit que la cabine 
de Minerva était sans ornements (...) Comme nous nous asseyions, mon père (qui 
était  un  homme de peu de mots) dit: "Vous  semblez  puissamment  confortable 
ici."  Captain Clark compris ce qu'il voulait dire, mais vous, peut-être  pas, 
alors  je  traduis:  Il voulait dire: "Je ne vois pas  une  des  ces  satanées 
bêtises  qui  vous  vaudront  plus d'ennuis que  de  plaisir."  Captain  Clark 
répondit:  "Oui, je dois y passer les meilleurs moments de ma vie:  j'aime  la 
Minerva   et   j'ai  quelques  livres  avec  moi."  Voilà  la   fonction   des 
emménagements...


Une vérité subversive
---------------------

En  fin  de  compte, les idées de Newick sont subversives.  Non  seulement  il 
propose une alternative à nos bateaux mais, en plus, à la façon de naviguer de 
la plupart d'entre nous. C'est même la conception de la régate qu'il  conteste 
par  ces  actions. Il ne s'occupe pas de handicap (le premier  arrivé  est  le 
vainqueur); s'intéresse uniquement au plaisir et à la vitesse, un point  c'est 
tout;  en agissant de la sorte, il conteste une idée de la compétition  fondée 
sur le "mérite" plutôt que sur la vitesse. En effet, et les derniers ukases de 
l'IOR le prouvent suffisamment -- c'est la difficulté, l'adresse que l'on  met 
à  jongler  avec une technologie de plus en plus complexe,  qui  apportent  la 
victoire.  On court contre le rating, pas contre le temps. On perd la  vitesse 
de  vue  et,  en  même temps, on dédaigne  les  multicoques  parce  que  c'est 
"facile", que ça va vite tout seul...

Pour  Newick,  cette  facilité  est  un  argument  supplémentaire.  Comme   je 
m'étonnais  de la rusticité de l'accastillage de Val, et de son mât si  raide, 
il  jeta un coup d'oeil sur le sillage: nous filions 12 bons noeuds. "On  peut 
aller  vite sans se compliquer la vie avec le gréément." Il sait bien que,  en 
utilisant  toutes les ressources de grééments des monocoques  de  compétition, 
Val  irait  plus vite. Mais le faible gain qui en résulterait  vaudrait-il  la 
peine?  Newick a travaillé avec le kevlar, avec la fibre de carbone; il  manie 
en  virtuose  les  techniques les plus récentes de bois  moulé.  Pourtant,  ce 
passionné  de vitesse est tout sauf un technolâtre. Il recherche  "sa"  beauté 
non  par l'accumulation d'objets ou de moyens techniques, mais plutôt  par  le 
recours à une simplicité qui confine à l'ascétisme.

Il  a  dessiné des bateaux très radicaux comme Cheers ou le nouveau  prao  que 
Nick  Clifton  alignera  dans la route du Rhum.  Pourtant,  cette  compétition 
commence à le fatiguer. "Je ne suis pas intéressé à faire de purs jouets  pour 
des  dilettantes",  dit-il. "Je veux me concentrer sur  des  bateaux  utiles." 
Cette fois, c'est le yachting lui-même qui est mis de facto en question.  Mais 
n'a-t-il pas toujours été en marge, cet homme qui "faisait la route" quand  ce 
n'était  pas  encore  à la mode, qui a navigué sur les canaux  quand  on  n'en 
parlait pas, qui a fait du charter quand le mot n'existait même pas dans notre 
vocabulaire?

Ce  végétarien  qui s'est dessiné et bâti une maison de bois, cet  homme  sans 
compromis  se  trouble aux problèmes du monde. "Rome brûle,  dit-il.  Je  suis 
concerné  par  le  manque  de pétrole, par  les  problèmes  de  survie."  Etre 
indépendent,  se suffire à soi-même: Newick garde ces idéaux des "pères de  la 
nation  américaine"  tout en s'engageant dans les courants  d'idées  les  plus 
modernes.  Que  ce soit pour ces idées ou pour les bateaux qui  reflètent  ces 
idées,  Newick  est un homme des frontières. Son dernier projet n'est  pas  un 
monstre  pour  une  quelconque  transat.  C'est  un  trimaran  de  pêche,  une 
conception communautaire avec un autre architecte, Jim Brown, et Phil Weld (le 
redoutable propriétaire de Gulf-Streamer et du nouveau Rogue Wave, deux  grand 
tris de Newick).

L'idée:  les nations du tiers-monde ont beaucoup plus souffert que nous de  la 
crise  du  pétrole.  Que peut faire le pêcheur qui a  abandonné  ses  coutumes 
ancestrales pour le hors-bord s'il n'a plus d'essence? Avec la même  ingénuité 
qu'il  a  mise  dans  ses  dessins de  bateaux  de  course,  Newick  s'attaque 
maintenant  à  la  conception d'une plate-forme de  pêche  stable,  rapide  et 
maniable,  à  construire dans des nations sans  ressources  industrielles.  Il 
dessine  un  trimaran  de 1100 kg, 1000 kg de charge utile, 9,5  m  pour,  par 
exemple,  les pêcheurs de Côte d'Ivoire; le bateau sera -- pourquoi pas --  en 
bois moulé. Du bois, il y en a partout, même du bois tranché. Il faudra  juste 
acheter  de  l'époxy  (pour  les collages) et du  dacron  (pour  la  voilure). 
L'accastillage?  Nul. Le gréément? Un ou deux mâts non haubannés,  comme  ceux 
qu'employaient les pêcheurs d'huîtres américains en 1850. La construction?  Un 
moule  sommaire  en forme de dos de tortue. Telle partie du  moule  sert  pour 
faire  un  flanc   d'une  coque, telle autre  une  autre  partie...  Simple  à 
l'extrême,  mais  construit  en employant les  techniques  les  plus  modernes 
applicables sur place.

Plus  qu'aucun  autre,  Newick est conscient du  pouvoir  de  la  technologie. 
"Supposez que les polynésiens aient découvert le dacron et l'époxy il y a 1000 
ans  --  nous  parlerions  polynésien maintenant!"  Mais,  plutôt  que  d'être 
l'adorateur dévoué de cette technique si puissante, il préfère la dominer,  la 
plier  à ses propres exigences. Et maîtriser ses exigences, ne pas se  laisser 
entraîner  par le vertige du progrès. Son progrès, Newick, c'est  de  dessiner 
des  bateaux  extraordinairement marins, rapides et pas chers  (Un  Val  coûte 
$25.000. Cher peut-être pour le "luxe" de ses aménagements mais, en regard  du 
plaisir,  c'est  vraiment donné.), sans concession à une mode  --  qui  traîne 
décidément les pieds. Lui, Newick, est en marche.


Au sujet des praos
------------------

Newick  a été le premier à mettre en pratique une idée de  Francis  Herreshof, 
elle-même puisée dans les embarcations polynésiennes. Mais, alors que, sur les 
praos  du  Pacifique, la voilure est sous le vent, Newick  place  gréément  et 
équipage  dans  la  coque au vent. Quoique Cheers ait  été  une  démonstration 
explicite, les expériences des autres -- dont le Sidewinder de Dereck  Kelsall 
-- furent des échecs.

Pour  Newick,  "les praos sont plus rapides parce que moins  lourds,  et  avec 
moins  de surface mouillée qu'un autre multicoque". Les problèmes de  rigidité 
sont moins aigus parce que, le gréément n'étant pas étayé, peu importe si  les 
coques restent exactement dans le même plan. En ce qui concerne la  souplesse, 
Newick  avait  prévu  sur  le prao de Nick Clifton  une  coque  sous  le  vent 
gonflable,  et  non rigide. Cependant, il a finalement  abandonné  le  projet, 
l'estimant  trop  difficile  à réaliser; toutefois, il  a  gardé  un  flotteur 
gonflable sur la coque principale pour empêcher le bateau de chavirer au vent.

Quoiqu'ayant  certains problèmes d'enfournement, Cheers était  tellement  bien 
balancé  qu'il n'était même pas équipé d'un pilote automatique. Mais le  prao, 
avec son changement de marche (l'avant devient l'arrière, au lieu de virer  de 
bord)  est  "juste pour les courses transatlantiques -- le yachtman  moyen  ne 
serait pas heureux avec un prao".


- "La Bande à Newick"
  Daniel Charles
  "Les Cahiers du Yachting", No.202, Octobre 1979, p.47

(Retapé par Emmanuel ROCHE.)


Cheers  -- à votre santé -- proclamait son étrave. C'était en 1968, au  départ 
de la Transat, un prao jaune à foc vert aux couleurs de cacatoès. Lorsque l'on 
grimpait dans ce que Tom Follett, le barreur, appelait ironiquement sa cabine, 
on répétait "Cheers" -- à sa santé --. Mais, illico, on s'interrogeait sur  la 
santé mentale du skipper. A tort, Cheers arrivera troisième à Newport...

Quatre  ans plus tard, Three-Cheers, un trimaran cette fois, voyait  le  jour. 
Les spécialistes qui s'étaient fait posséder une première fois s'intéressèrent 
de  près  au bébé à trois pattes. Certains allèrent même  jusqu'à  le  trouver 
beau. 1976.

Quatre ans, à nouveau, se sont écoulés. Dans la cinquième Transat, un Canadien 
de  45 ans franchit la ligne d'arrivèe à la troisième place. Michaël Birch  -- 
son nom ne demeurera pas longtemps inconnu -- barre Third-Turtle (la troisième 
tortue), un petit trimaran de 9,75 mètres. (Les Cahiers du Yachting furent  la 
seule revue à consacrer, avant le départ, un article à Michaël Birch et à  son 
bateau.) Pour un peu, il damait le pion aux deux géants, Pen-Duick-VI et  Club 
Méditerranée.  Malgré  leurs  victoires, ces drôles  de  bateaux  restent  peu 
connus.  La  Route du Rhum va y remédier. D'un coup  d'Atlantique,  les  pères 
d'Olympus-Photo et de Rogue-Wave, Walter Green et Dick newick, deviennent  des 
têtes d'affiche. Incontestablement, une école américaine des trimarans est bel 
et bien née.

Pourtant,  de  Cheers  à Olympus-Photo en passant par Val  et  Rogue-Wave,  il 
semble bien que ces bateaux ne soient pas les enfants de tel ou tel architecte 
génial. Loin d'être des oeuvres individuelles, ils seraient plutôt le résultat 
d'une heureuse collaboration au sein d'un groupe où chacun à son rôle à jouer. 
Bien  sûr,  Dick  Newick apparaît comme le fédérateur  et  l'initiateur.  Mais 
derrière   lui,   comment,  par  exemple,  dissocier   les   frères   Gougeon, 
constructeurs  de  Rogue-Wave et de Walter Green, l'architecte, alors  que  la 
conception  et  la  réalisation  du  bateau  ont  été  menées  avec  le   même 
enthousiasme? (ROCHE> Phrase incompréhensible. Walter Green a été l'architecte 
de  Olympus-Photo!... De quel bateau Daniel Charles parle-t-il?)  Les  options 
retenues ne sont plus l'expression d'un seul homme, mais de tout un groupe.

Pour  m'en convaincre, j'ai rencontré Dick et sa bande. La discussion  démarre 
sur les multicoques. Mais, bien vite, les problèmes de structure des trimarans 
sont  abandonnés. "Pourquoi, demande Meade Gougeon, la nature a-t-elle  choisi 
les  bois les moins résistants pour faire les plus grands arbres?  D'ailleurs, 
si  vous  en  croyez les calculs habituels de résistance  des  matériaux,  ces 
géants  ne devraient pas tenir debout. Les séquoias ou les cèdres rouges  sont 
des  impossibilités  techniques.  Alors,  comment  résistent-ils  aux  actions 
conjuguées de la pluie et du vent?"...

Ce soir-là, on ne parla plus que de la façon dont les fibres travaillent à  la 
compression  et  à la tension dans un tronc. Des  réflexions  moins  gratuites 
qu'elles n'en ont l'air. C'est, en effet, grâce à une telle approche que Meade 
et son frère Jan ont mis au point leur fameux "West System". Cette méthode  de 
construction  composite  bois-époxy  a  déjà  donné  naissance  à  Rogue-Wave, 
Olympus-Photo, Golden-Dazy, Circus-Maximus et bien d'autres yachts de première 
ligne  (d'arrivée,  bien sûr). Les avantages du "West  System"  sont  énormes. 
Ainsi, sur Circus-Maximus, qui mesure plus de 20 mètres, le bordé pèse environ 
7,5  Kg au m², un poids équivalent à celui d'un contreplaqué de 12mm.  3mm  de 
moins  que  le bord d'un Corsaire! Explication: le bois, isolé  de  l'air  par 
l'époxy,  ne  peut  s'imprégner  d'humidité. Or, un bois  qui  a  absorbé  25% 
d'humidité perd jusqu'à la moitié de sa résistance mécanique.

Le matériau n'est pas tout. Pour maîtriser la structure des bateaux, Meade  a, 
durant  10 ans, conçu des trimarans qui luttaient sur un pied  d'égalité  avec 
les catamarans de Classe C, ceux de la petite Coupe de l'America. En 1969,  il 
devenait champion d'Amérique du Nord des multicoques (NAMSA) avec le Victor-T.

Aujourd'hui,  les frères Gougeon ont provisoirement abandonné la  construction 
navale  pour  se  consacrer  à un  programme  gouvernemental  de  construction 
d'éoliennes. Les pales sont en West, bien sûr...

Cette  reconversion embarrassa bien Phil Weld, désireux d'avoir un engin  plus 
rapide  que Rogue-Wave ("Vendre Rogue-Wave? Jamais! My beloved  Rogue-Wave! Je 
le garde pour mes petits enfants.") pour participer à la Transat 1980. Car,  à 
l'âge  où  l'on tend à se consacrer à la culture du dahlia,  lui  continue  de 
cultiver sa folie de la vitesse et d'entretenir son envie de voir du pays.  Le 
tout  ponctué d'énormes éclats de rire, ainsi qu'il le fait à chacune  de  ses 
phrases. Résultat: le "MS-Moxie" est deux fois plus léger que Rogue-Wave  mais 
conserve,  toutefois, la même surface de voilure. Ses coques, sans  équipement 
ni accastillage, ne pèsent que 3200 kilogrammes pour 15,24 mètres de long.  Le 
secret?  Le  West,  bien sûr. Et Walter Green. Cet  architecte  est  un  homme 
excessivement discret. On aurait plutôt tendance à le sous-estimer.  Grossière 
erreur. Trois ans après la Transat 76 où il se classe 7ème sur un Val modifié, 
Green  peut  encore donner l'échantillonnage de son bateau. Plus  tard,  Green 
vient trouver Newick. Il lui annonce qu'il veut dessiner lui-même son prochain 
navire  --  le futur Olympus-Photo -- mais il sollicite les conseils  pour  la 
coque centrale. (Les flotteurs étaient de flotteurs de Native, plans  Newick.) 
Sans  discuter, Newick aide celui qu'il sait être un concurrent en  puissance. 
De   fait,  après  ce  royal  coup  d'essai,  Walter  Green  se   lance   dans 
l'architecture  navale.  Outre  le successeur  d'Olympus-Photo,  il  vient  de 
dessiner  le  nouveau Gauloise-IV d'Eric Loiseau. Ses plans diffèrent  peu  de 
ceux  de  Newick.  Une constante chez les deux hommes: le soin  apporté  à  la 
construction.  "La forme des coques n'est pas le principal,  explique  Newick. 
Solidité,  résistance au vieillisement, rigidité, etc, sont des facteurs  plus 
importants."

A  tel  point  que  la  "bande" a conçu un  bateau  autour  d'une  méthode  de 
construction:  la courbure constante ("Constant Camber"). L'idée vient de  Jim 
Brown.  "Un  moule unique très simple, précise-t-il, peut servir à  faire  les 
panneaux  de bordé tant pour la coque que pour les flotteurs; voire même  pour 
le  pont." Jim et Meade Gougeon parviennent à passer du principe  au  procédé. 
Dick  Newick  dessine  le  bateau. Phil Weld finance et  lance,  grâce  à  ses 
relations,  le  projet qui n'est rien moins qu'un trimaran de pêche  pour  les 
pays  en  voie de développement. Le bateau est, en  effet,  extraordinairement 
simple   à  construire  et  solide.  Son  gréément,  son   accastillage   très 
élémentaires rendent son prix imbattable: de l'ordre de 50 000 Francs pour  un 
trimaran  de  9  mètres. Le bateau s'appelle Sib,  abréviation  de  "Small  is 
beautiful". Une profession de foi.

Si la construction apparaît comme primordiale, Newick a cependant une  théorie 
bien  précise  sur les trimarans. Il ne croit pas aux  flotteurs  immergeables 
dont  sont dotés les bateaux français. Selon lui, cela accentue le  danger  de 
voir  la  coque  immergée  faire  un  croche-pied  au  bateau,  favorisant  le 
retournement.  "Le centre de carène, constate-t-il, doit se trouver  au  moins 
10%  en  avant  de  celui  de la  coque  centrale  pour  éviter  les  abattées 
intempestives.  En  outre, l'arrière des flotteurs doit être très fin  et  les 
sections  en V, pour bien passer dans le clapot. Ce ne serait pas vrai en  eau 
plate mais, un bateau, cela navigue sur l'océan."

Et,  en ce domaine, Dick Newick -- comme tous les autres membres du clan --  a 
le  mérite de l'expérience. En juin dernier, il prenait part sur un Val  à  la 
course Newport-Les Bermudes. Une forte tempête et le voila qui reste à la cape 
trente heures durant, accroché à une ancre flottante fixée à l'étrave au vent. 
Son  seul commentaire au retour: "C'est d'ici que l'on voit le mieux la  façon 
dont les coques passent dans les vagues..."


Conférence au sommet
--------------------

Nous  vous  l'avions  annoncé: Les Cahiers du Yachting et  le  Club  des  EMOM 
organisèrent,  le  onze  septembre dernier,  une  conférence-débat  avec  Dick 
Newick,  l'architecte  de Rogue-Wave (entre autres). Un second  invité:  Meade 
Gougeon,  constructeur  du  même  Rogue-Wave  et  inventeur  du  West  System, 
participait  également à cette rencontre. C'est devant une salle  archi-comble 
que Newick ouvrait le feu: "La technique des multicoques, affirmait-il, en est 
actuellement au même point que la technique aéronautique en 1905." Prenant  le 
relais,  Meade Gougeon fit une analyse des défauts et des avantages  du  bois. 
Puis,  il  se lança dans une explication du West System.  Dick  Newick  devait 
ajouter  des  détails  pratiques sur la mise en oeuvre de ce  procédé  et,  en 
particulier, sur l'obligation de travailler dans un local chauffé. A plusieurs 
reprises,  tant Newick que Gougeon insistèrent sur la nécessité de  construire 
des bateaux d'une longue durée de vie. Comparant la technique bois/époxy (West 
System)  et le sandwich polyester, Newick admet que "le temps de  construction 
de VSD -- 3600 heures -- lui a semblé très court; il n'aurait pas été possible 
de  construire  un  trimaran  en West dans le  même  temps,  mais  sans  doute 
n'aurait-il pas été nécessaire, dans ce cas, de s'arrêter quatorze heures  aux 
Bermudes  pour  réparer. La discussion avec le public s'orienta alors  sur  la 
comparaison  trimarans-catamarans. Selon Meade Gougeon, l'obligation  pour  un 
catamaran d'implanter mâture et gréément sur les poutres de liaison et non sur 
une  coque  entraîne une structure très lourde. Ainsi,  toute  possibilité  de 
réaliser  un  catamaran  plus  léger qu'un  trimaran  semble  écartée.  Newick 
insistait sur le mauvais passage du catamaran au près dans une mer formée.  Il 
ajoutait: "Si je devais concevoir un bateau pour promener de jour aux Antilles 
une  vingtaine  de  personnes,  je dessinerais un  catamaran  mais,  pour  les 
traversées  océaniques,  je prendrais un trimaran, ou un prao. Ce  dernier  me 
semble toujours l'idéal pour une course océanique, mais n'est bon qu'à  cela." 
Il détaillait ensuite l'évolution de sa technique depuis le prao Cheers (1968) 
jusqu'à  son  descendant Azulao (1978); ce dernier, plus large que  Cheers  de 
1,50m,  porte 15 m2 en plus et, si le franc-bord milieu n'a pas changé,  celui 
des  étraves  a  été  relevé  de plus de  30  cm,  supprimant  la  tendance  à 
l'enfournement.  Azulao courra la Transat anglaise an 1980 dans  la  catégorie 
Gipsy-Moth,  alors qu'un plus petit frère (ROCHE> Lady-Godiva) courra dans  la 
catégorie Jester.

Tout  naturellement, on en vint à parler de tenue à la mer; Yves Le Cornec  et 
Denis Gliksman (qui se retourna, avec son père, sur Timex) firent part de leur 
expérience,  pendant que Newick expliquait l'emploi de deux ancres  flottantes 
sur des petits bateaux par mauvaise mer. Tous tombaient d'accord sur l'absolue 
nécessité de disposer de points d'ancrages particulièrement solides pour fixer 
ces  ancres  flottantes  ou  des  trainards  (pour  la  fuite  par  conditions 
extrêmes).

La  conversation porta ensuite sur les trimarans de croisière, pour  lesquels, 
disait  Newick, "la légèreté et les performances sont primordiales. Il  n'y  a 
pas  d'intérêt  à s'ennuyer avec plusieurs coques si ce n'est pas  pour  aller 
sensiblement plus vite que sur un monocoque."


EOF