NEWICK 76
"Dick Newick: De Cheers à Third Turtle"
Daniel Allisy
Voiles & Voiliers, ??? 1976, p.85
(Retapé par Emmanuel ROCHE.)
Au-delà du boat-business et de la furia française pour gagner le Transat, au-
delà des vapeurs méphitiques qui s'exhalent trop souvent des chaudrons où
mijotent les basses envies et les grosses déceptions, au-delà de ce monde de
passions, il existe quand même un univers passionnant. Oh! bien sûr, nous
somme loin du rêve de Blondie Hasler, rêve que Mike Richey essaie, vaille que
vaille, de perpétuer en repartant tous les quatre ans sur l'Atlantique à bord
du célèbre Jester. Mais, tout de même, cette Transat 1976 a bien failli
apporter la preuve que tout le monde attendait, à savoir que le temps des
monstres était enfin passé.
Attention, il s'agit d'une preuve à la loyale. Dans cette Transat, aucun
règlement d'aucune sorte n'était là pour contrecarrer la victoire de Third
Turtle. Victoire? Enfin presque, mais personne, je pense, ne contredira ceux
qui prétendent qu'il est (avec Spaniel, soyons justes) le véritable vainqueur
de la Transat.
Alors, oublions un peu les vedettes, et allons voir le druide Newick,
l'architecte de Third Turtle.
Lorsque je l'ai rencontré à Martha's Vineyard, une petite île au sud-est de
Newport où il a émigré voici trois ans après avoir vendu son affaire de day-
charter, j'étais à cent lieues de penser que j'allais rencontrer un homme
aussi peu imbu de son succès dans la Transat.
Il vit avec sa femme Pat et sa fille dans une maison de pin qu'il a dessinée
lui-même, perchée sur un petit promontoire au milieu des bois, non loin de la
crique où Joshua Slocum a mouillé avant de partir pour son dernier voyage. A
l'intérieur, des souvenirs de bateau, rien que des souvenirs de bateau: tout
ce qui n'a pas trait à la mer n'a pas sa place chez Dick Newick. Ici, une
grande barr franche vernie, au pommeau travaillé; là, une demi-coque de
Carribean Trawler dont un de ses amis restaurateurs aux îles Vierges lui a
fait cadeau. Partout, des vieux palans, un cap-de-mouton recouvert de
coquillages, des maquettes toujours. Et puis, ce bois omnipresent: chaleur des
murs de Red Cedar brut, charme des meubles rustiques de la Nouvelle Angleterre
sur lesquels trônent parfois quelques broderies, oeuvres de Pat.
Et puis des photos. Trois photos: Cheers, Three Cheers et Third Turtle. Des
noms qui se passent de commentaire: à eux seuls, ils retracent la carrière de
l'architecte naval le moins prolixe de ses réalisations, sinon de son talent
en matière de multicoques.
Ensemble, nous avons feuilleté de vieux albums de photos jaunies, retraçant
ses premières croisières en Europe. En kayak d'abord. Puis, de sloop en
goélette, nous l'avons suivi sur la route qui ramène inévitablement tous les
amoureux de la mer aux Antilles. C'est au cours de ce vagabondage que Dick
Newick a rencontré son premier multicoque, un catamaran de Camaret nommé Tohu
Bohu -- "very well-named, indeed" -- que trois jeunes Français avaient bricolé
pour aller vivre leur rêve autour du monde.
Puis, de Lisbonne à Ténériffe, en passant par Palma, le voyage s'est continué
jusqu'au bercail; un jour, Dick s'est arrêté quelques jours à Sainte-Croix, un
petit mouillage des îles Vierges: l'escale a duré seize ans. Il a donc fallu
trouver du travail: l'endroit se prêtait merveilleusement au day-charter,
alors va pour le charter.
Mais il fallait un bateau... Dick s'explique.
- Je voulais avant tout un bateau qui allie les performances au confort: ce
serait donc un multicoque. Et puis, je pensais à l'époque que la construction
d'un multicoque revenait moins cher. J'ai donc commencé moi-même, comme pour
tous mes autres bateaux, la construction d'un catamaran de 12 mètres. Puis
sont venus trois trimarans. Tous pour le day-charter.
- Nous sommes loin de Cheers...
- Oui, mais ces bateaux étaient aussi dessinés pour la vitesse: il y a même eu
un essai de trimaran à hydrofoil, mais je dois dire qu'il n'a jamais vraiment
bien décollé! En 1966, mon vieil ami sud-africain John Goodwin m'a demandé de
lui dessiner un bateau pour gagner la Transat de 1968. Le résultat de ces
recherches a été un catamaran, ou plutôt un prao à deux coques identiques.
- Ce n'était pourtant pas un prao, puisqu'à la différence des bateaux
polynésiens, le gréement se trouvait sur la coque au vent.
- C'est vrai. D'ailleurs, à ma connaissance, ce type de gréement n'avait pas
été utilisé auparavant. Il s'agissait d'un bateau de solitaire, d'un bateau
sur lequel il n'était pas possible de compter sur un équipage pléthorique pour
faire contrepoids; mettre le gréement au vent, donc placer le maximum de poids
au vent, revenait à remplacer le poids de l'équipage manquant.
- Alors, pourquoi ces deux coques identiques?
- Parce qu'en marche, la pression du vent fait supporter à la coque sous le
vent près des deux tiers du déplacement total: à ce moment-là, la longueur de
flottaison de la coque sous le vent devient primordiale.
- A l'origine du projet, vous disiez à votre ami Jim Morris, l'un des trois
mousquetaires avec Tom Follet de l'opération Cheers, qu'un tel bateau pouvait
atteindre vingt noeuds au portant et dix noeuds au près. Y avait-il loin du
rêve à la réalité?
- D'abord, il faut dire que je pensais obtenir un bateau ne pesant pas plus
d'une tonne en ordre de marche. Or, les incertitudes qui pesaient sur la
solidité de Cheers nous ont fait dépasser le devis de poids initial, d'autant
que nous avons par la suite rajouté un appendice au vent pour éviter un
retournement complet en cas de chavirage. Si c'était à refaire, après plus de
10.000 milles sans incident, je pense que nous construirions Cheers comme il
avait été prévu à l'origine. En tout cas, nous avons atteint les vingt noeuds,
ou presque, dans des conditions idéales. Quant aux dix noeuds au près, il faut
bien considérer que c'est un peu illusoire, dans la mesure où , par le jeu du
vent relatif, le bateau ne se trouve plus exactement au près! Disons que
Cheers marchait ses huit noeuds en remontant au vent.
- Pourquoi alors abandonner le principe du prao, pour le défi de 1972? La
solution n'était-elle pas bonne?
- Si. Je pense toujours que le prao est théoriquement la solution la plus
efficace pour une Transat. En revanche, cela semble beaucoup moins évident au
propriétaire du bateau. Car il faut bien avouer que c'est une solution plutôt
coûteuse que de céder son bateau à un musée après chaque Transat! Si le prao
est un bateau bien adapté à la navigation transocéanique -- il l'a prouvé --
cela devient un véritable cauchemar lorsqu'il faut faire machine arrière pour
tirer des bords en rentrant dans un mouillage. Il est donc pratiquement
impossible de conserver un tel bateau; quant à trouver un musée qui accepte de
l'accastiller, ce n'est pas simple non plus: nous n'en avons pas trouvé un
seul aux Etats-Unis! Et puis, Tom Follet, le skipper du bateau, penchait plus
pour un trimaran, tant pour des questions de sécurité que de manoeuvrabilité.
- Pourquoi choisir un trimaran plutôt qu'un catamaran?
- En théorie, les catamarans vont plus vite que les trimarans, car ils peuvent
lever leur coque au vent et diminuer ainsi la surface mouillée, alors que les
trimarans ont toujours leur coque principale immergée. Mais je ne pense pas
que diminuer légèrement la surface mouillée sur un multicoque transocéanique
soit le facteur le plus important. D'ailleurs, les catamarans "offshore"
gardent toujours leurs deux coques dans l'eau. En fait, sur un catamaran, on
est obligé de lever le pied plus tôt, si bien que la vitesse moyenne d'un
trimaran est finalement supérieure, tant à cause de leur plus grande
manoeuvrabilité que de leur aptitude à porter leur toile plus longtemps. De
plus, les problèmes de compression du mât sont plus faciles à résoudre sur un
trimaran.
- Est-ce à dire que vous considérez le trimaran comme le bateau de croisière
idéal?
- Attention, il faut tout de suite décourager les gens qui pensent qu'en
achetant un multicoque -- catamaran ou trimaran -- ils pourront à la fois
obtenir, et des performances exceptionnelles, et des aménagements
gigantesques, et un prix peu élevé. En fait, un multicoque ne peut jamais
réunir que deux de ces trois conditions. Si vous désirez des grands
aménagements pour un coût moyen, autant dire pour une coque relativement
petite, vous aurez une grande caravane qui est bien trop lourde pour avancer
rapidement. Ce genre de multicoque est même dangeureux, car la légèreté est
justement un des atouts majeurs des multicoques dans le gros temps, en leur
permettant de soulager à la lame. Si vous voulez un bateau rapide avec des
grands aménagements -- ce qui était le cas de Phil Weld avec Gulf Streamer --,
alors il faut construire un grand bateau, donc un bateau cher.
Personnellement, je pense qu'il est préférable de rester deux fois moins de
temps en mer, même si les conditions de confort sont plus spartiates. En plus,
vous vous ferez vraiement plaisir.
- C'est un peu le programme de Third Turtle?
- Il est certain que, lorsque le règlement de la dernière Transat a été connu,
avec la création du Jester trophy, j'ai dessiné le Val -- c'est le nom de la
série -- avec l'idée d'en faire un bateau de croisière rapide pour deux
équipiers. Mais mon premier souci a été de faire un bateau capable de gagner
le Jester.
Il y a deux ans, Harry Morrs m'avait demandé de lui construire un tel type de
bateau. Puis Mike Birch est venu. Puis Walter Green. Puis le chantier qui le
construisait a décidé d'en acheter un. En tout, sept Vals ont été construit
jusqu'à présent.
- La caractéristique la plus frappante des Vals est leur curieuse forme
arquée, que l'on ne trouvait pas sur Three Cheers. Les formes plates ne sont-
elles pas plus efficaces?
- Si, évidemment. Mais les Vals ont avant tout été dessinés pour rentrer dans
la jauge du Jester, avec une flottaison limitée à 28 pieds. Or, pour une
course d'une vingtaine de jours, il faut pouvoir emporter un minimum
d'équipement: ce poids minimum se traduit en volume supplémentaire. J'aurais
pu augmenter le maître-bau de la coque principale, mais une des conditions de
vitesse d'un multicoque est d'avoir un rapport longueur/largeur relativement
important. Sur Three Cheers, il est de 13. Sur le Val, je suis descendu
jusqu'à 10 mais c'est, à mon avis, le minimum. Quant au reste du volume, je
l'ai placé en creusant un peu la coque au centre du bateau.
- Vous auriez pu aussi dessiner une coque plus en U qui aurait diminué la
surface mouillée...
- C'est un peu la solution que j'ai retenue, puisque la coque des Vals est
plus en U que sur Three Cheers, mais je voulais avant tout conserver ces
formes en V car elles favorisent la manoeuvrabilité, et je crois que c'est
fondamental dans le gros temps.
- Mais pourquoi garder le V constant jusqu'à l'arrière? Des architectes comme
Derek Kelsall ou Mac Alpine Downie dessinent des formes arrivères plus plates.
- Les formes arrières plus plates favorisent certainement le départ au surf,
mais je pense qu'elles sont un handicap dans la grosse mer, où ce n'est plus
tellement la vitesse maximum qui est importante, mais plutôt la
manoeuvrabilité. A mon avis, la meilleure façon de dessiner un bateau qui
démarre est de le faire léger: c'est une autre manière de diminuer la surface
mouillée. A mon avis, c'est préférable, plutôt que d'essayer de garder coûte
que coûte des sections semi-circulaires.
- En dehors de la légèreté, quels sont les facteurs qui font aller vite un
multicoque?
- Une des choses les plus importantes est le Bruce number, c'est-à-dire le
rapport entre la racine carrée de la surface de voilure et la racine cubique
du déplacement. Ce nombre est pratiquement constant sur mes bateaux (il varie
de 1,4 à 1,7): que ce soit sur Three Cheers ou sur Third Turtle, la surface de
voilure est importante. Un autre facteur primordial à mon sens est
l'aérodynamisme des oeuvres mortes. J'ai toujours trouvé, par exemple, que
Three Cheers était plus rapide que je ne l'avais pensé au départ, et je pense
-- bien qu'il me soit difficile de le prouver -- qu'une des raisons en était
la forme de la plate-forme de liaison qui améliore l'efficacité du courant
d'air.
- On ne peut pas dire, pourtant, que Friends -- le Val jaune qui est arrivé
septième -- présentait des superstructures discrètes...
- Oui, mais Walter Green n'avait acheté que la coque, et avait dessiné lui-
même les superstructures. D'ailleurs, avant le départ, je lui avais dit que,
s'il faisait une mauvaise place, je n'appellerais pas son bateau un Val!
Maintenant, je suis fier de l'appeler Val...
- Comment expliquez-vous la troisième place de Mike Birch?
- Vous l'avez dit, c'est parce que c'était Mike Birch. Mike est un très bon
marin, convoyeur de bateaux de profession. A première vue, il n'a pas l'air
costaud, mais il est très rapide: d'instinct, il sait tout de suite ce qu'il
faut faire. Et puis, il avait pu s'habituer, se marier au bateau en le menant
en solitaire des Etats-Unis avant la course. A l'aller, avec des vents
contraires, il avait mis 21 jours. Quant à Friends, pour vous donner une idée
de la vitesse de ces bateaux au portant, il a mis 17 jours pour venir en
Europe avec des vents favorables!
- C'est quand même extraordinaire qu'un multicoque, donc un bateau pas
spécialement réputé pour le près, et petit de surcroît, soit capable d'aller
presque aussi vite que les monstres.
- Ce qu'il faut bien voir, c'est qu'une Transat -- même celle-ci, qui a été
particulièrement éprouvante -- est une course où vous retrouvez toutes sortes
de temps. Et si, en raison de leur faible poids, les Vals ne peuvent plus
avancer au près dans la grosse mer, à partir de force 8 alors, là où Club
Mediterranée commence à tailler sa route, ils retrouvent largement leur
avantage dans le temps moyen: Third Turtle a rattrapé le temps perdu à la cape
en se "refaisant une santé" dans le dernier tiers du parcours.
- A votre avis, un multicoque est donc capable de remonter aussi bien au vent
qu'un monocoque; n'y a-t-il pas de problème de dérive plus important?
- Absolument pas. Un Val ne remonte peut-être pas aussi bien qu'un 12 mètres
JI, mais en tout cas comme un excellent IOR. Il est sûr qu'à 30 degrés du vent
il ne peut plus avancer, mais faire huit noeuds à 45 degrés du vent c'est
quand même honnête, non? Quant au problème de dérive par temps moyen, il n'est
pas plus important; le V des coques est un facteur anti-dérive important.
- Des plans de dérive asymétriques comme sur les Hobie Cat ne seraient-ils pas
plus efficaces?
- Il est vrai que les flotteurs asymétriques ont prouvé avec les Hobies qu'ils
étaient efficaces; mais les flotteurs symétriques ont prouvé aussi leur
efficacité. En fait, personne ne peut dire réellement quelle est la forme
idéale, si formule idéale il y a. A mon avis, ce n'est pas le problème le plus
fondamental. Ce qui me parait le plus important, et ce que personne ne
souligne, c'est que le tirant d'eau du flotteur doit être très faible, et même
nul en arrière du centre du bateau, ce qui permet de mieux annuler la dérive
et ce qui diminue la surface mouillée par petit temps.
- Il est certain que, dans le petit temps, la supériorité des multicoques
n'est plus à démontrer mais, dans le gros temps, les problèmes de solidité ne
deviennent-ils pas trop importants pour des structures dont la condition
première est la légèreté?
- En fait, les problèmes doivent être abordés de manière différente. Si vous
me donnez un coup de poing alors que je me trouve au milieu de la pièce,
j'encaisserai beaucoup plus facilement que si je me trouvais contre un mur.
Parce que j'ai pu absorber le choc. Un bateau, c'est pareil: dans un choc, il
ne faut pas que la structure soit totalement rigide, sinon elle accuserait
trop le coup.
- Prenons l'exemple de Kriter III, ex-British Oxygen, bien que le problème
soit plus aigu sur un catamaran léger où une poutrelle doit supporter toute la
compression alors que sur un trimaran c'est la coque principale. Jean-Yves
Terlain a dit qu'il aurait mieux valu que les liaisons soient plus flexibles.
De même, il pense que l'idéal serait d'avoir seulement deux bras de liaison,
pour que les poutres travaillent moins en opposition que les cinq de Kriter
III.
- Il a raison. Mais, en fait, ce n'est pas la liaison qui doit être flexible,
c'est tout l'ensemble qui doit pouvoir se déformer, légèrement bien sûr. C'est
pourquoi mon expérience de constructeur m'a toujours fait préconiser des
matériaux homogènes, pour l'ensemble de la coque, liaisons y compris. Je crois
qu'il est très difficile de construire un multicoque avec plusieurs matériaux,
car ils ont des caractéristiques différentes.
- Ne pourrait-on imaginer un bateau conçu comme une voiture, avec un chassis
et des flotteurs montés sur amortisseur?
- En théorie, ce serait une bonne solution, mais il faut bien savoir que plus
vous laissez un mouvement s'amorcer, plus il est difficile de l'arrêter. C'est
le problème de l'énergie cinétique. Dans la grosse mer, un tel problème
deviendrait vite insurmontable.
- La plupart de vos bateaux, mis à part les Vals, sont construit en bois. Vous
pensez que c'est le meilleur matériau?
- Sans aucun doute. Pour un poids donné, la rigidité du bois est meilleure. Du
moins tant qu'il est sec, car l'humidité lui fait perdre de 25 à 50% de sa
rigidité. C'est pour cela que nous le recouvrons de polypropylène (meilleur
que la fibre de verre pour protéger des impacts locaux contre lesquels le bois
est mal préparé) et que nous l'enduisons d'époxy qui est un matériau
véritablement imperméable, au contraire de la résine.
Quant aux Vals, ils ont été construits en polyester pour les besoins de la
série. Certaines des pièces, notamment les ponts et les bras de liaisons,
contiennent également du kevlar. Avec une meilleure connaissance de ce
matériau, je pense que nous pourrions descendre le poids d'un Val à 700 kilos,
ce qui serait très excitant, à condition d'y adjoindre des ballasts pour la
marche au près dans la brise.
- Excitant, mais dangeureux. Que ce soit Gulf Streamer, Cheers ou l'un des
Vals pendant sa préparation à la Transat tous ces multicoques ont chaviré un
jour. Est-il possible de l'éviter?
- Il n'existe actuellement aucun petit bateau naviguant -- multicoque et
monocoque -- qui puisse se targuer de ne jamais chavirer. Il est un fait que,
dans des conditions très dures, les multicoques comme les monocoques ne sont
pas à l'abri d'un chavirage.
- La solution des flotteurs semi-submersibles, qui permettent au bateau de
soulager en diminuant la surface de voile offerte au vent tout comme un
monocoque, n'est-elle pas une des manières de reculer les limites du
chavirage?
- Non, je crois que c'est une erreur, car le plus grand danger pour un
multicoque est la mer: lorsque le flotteur sous le vent est à moitié engagé,
la première grosse vague venue peut chavirer le bateau en agissant sur ce
flotteur immergé comme sur une charnière alors que, normalement, le bateau
aurait dû déraper à la surface de l'eau.
- Il n'est donc réellement pas possible d'éviter le chavirage?
- Non, et d'ailleurs je serais vraiment mal placé pour affirmer le contraire,
puisque même un grand bateau comme Gulf Streamer a pu être retourné. En
revanche, s'il n'est pas possible d'éviter le chavirage, il est possible de
redresser le bateau sans aide extérieure en faisant "sancir", si l'on peut
dire, la coque chavirée. Une des méthodes consiste à remplir complètement
d'eau tout l'avant du bateau qui doit être condamné par une porte étanche. La
conque s'enfonce alors à la verticale. Il faut ensuite envoyer au moyen d'un
palan, en tête de mât -- ou en bout de tangon si l'on a démâté --, une réserve
de flottabilité dont le rôle est de redresser complètement le bateau.
- Outre le fait qu'une telle opération nécessite une mer parfaitement calme --
nous l'avons bien vu à Millbay Docks où Foggar, avec une méthode un peu
comparable, a mis plus de deux heures pour redresser son malheureux Tornado --
ce système ne peut pas s'appliquer à des bateaux comme Gulf Streamer.
- Dans un premier temps, il est clair que ce système n'est pas applicable à
Gulf Streamer qui est trop grand. Mais le problème est déjà à l'étude sur des
bateaux du Jester trophy comme Azulao le bateau de Derek Kelsall, sur lequel
Nick Clifton a conçu de tels aménagements. Quant au problème de l'état de la
mer, il est certain qu'une telle opération nécessite une eau calme, mais sur
un multicoque les réserves de flottabilité sont suffisantes pour lui permettre
de rester longtemps à l'envers, même si ce n'est pas leur position idéale: il
suffit d'attendre. Cela a sauvé l'équipage de Gulf Streamer qui a vécu cinq
jours à l'envers. Un monocoque au rouf arraché aurait peut-être coulé en deux
minutes avec la même vague.
- Gulf Streamer est mort, enfin pas tout à fait, puisque vous avez appris tout
à l'heure qu'il avait été ramené en grand secret par les Russes à Odessa. Phil
Weld vous a redemandé son frère jumeau, qui s'appellera Tribute. Est-ce le
vainqueur possible de la prochaine Transat, ou bien dessineriez-vous un bateau
différent si quelqu'un venait vous trouver avec un chèque en blanc en vous
demandant de lui préparer le vainqueur?
- D'abord, ce monsieur ne pourrait être qu'un Français, car en Amérique nous
ne réagissons pas de la même manière vis-à-vis de cette course. De toute
façon, je ne souhaite pas "acheter" une place de vainqueur. Je ne pense pas
que ce bateau serait très différent de Three Cheers, même si cela peut
paraître curieux de tenir ce propos, puisque c'est l'un de bateaux qui ont
disparu pendant la Transat. En tout cas, un tel bateau ne ferait pas plus de
60 pieds de long. Dans le tour de l'Angleterre, qui me semble être un meilleur
test des possibilités des bateaux qu'une Transat où la chance plus, Three
Cheers et Gulf Streamer ne sont arrivés respectivement qu'une heure et trois
heures derrière British Oxygen qui était quand même un des bateaux les plus
rapides du monde. Alors, vous voyez bien que, même sans chèque en blanc, nous
arriverons bien un jour à battre ces "bloodies Frenchmen" avec des bateaux qui
auront coûté dix fois moins cher! Cheers, Daniel!
- Non, non! Vous êtes en retard, maintenant, en France, nou levons notre verre
en disant: Turtle...
- "Dick Newick"
Daniel Charles
"Régates" magazine, No.23, octobre 1978, p.52
(Retapé par Emmanuel ROCHE.)
En tant que spectacle, la Transat 1976 avait été une réussite: bateaux géants,
tempêtes formidables, silence inquiétant de Tabarly... Même après la victoire
inattendue de Pen Duick VI, on avait eu droit à un coup de théatre
supplémentaire: dix-sept heures après les 72 mètres de Club Mediterranée,
arrivait à Newport Third Turtle, un trimaran 8 fois plus court, 178 fois plus
léger, 22 fois moins voilé et 70 fois moins cher que le monstre de Colas. Pour
les non-initiés, cela tenait de la sorcellerie, mais les spécialistes disaient
simplement que c'était encore un coup de Dick Newick -- ce qui, en tout état
de cause, revenait au même.
Dick Newick est architecte naval. Il n'a gagné ni Fastnet, ni SORC, ni Ton Cup
-- aussi est-il pratiquement inconnu. On sait qu'il a vécu aux Iles Vierges,
au Danemark et finalement sur une île près de Newport (USA) portant le
délicieux nom de Martha's Vineyard (le Vignoble de Marthe). On sait aussi
qu'il a eu l'audace de dessiner un prao (Cheers) pour la Transat 1968 et,
chose plus grave, qu'il a été le seul à enregistrer un succès dans cette
formule; en effet, tous les autres praos inspirés de Cheers ne furent jamais
satisfaisants. Cheers, lui, marchait puisqu'il fit troisième à cette Transat
de 1968.
Dix ans et huit jours exactement après que le prao jaune soit arrivé à
Newport, je me trouve en face de son créateur, Dick Newick. Pendant ces dix
années, de nouveaux noms sont apparus au firmament de l'architecture navale:
Peterson, Holland, Frers, Farr, Berret, Dubois; Newick, lui, est pratiquement
resté ce qu'il était en 1968: un type qui dessine des bateaux bizarres.
Pourtant, les nouvelles stars de l'IOR doivent surtout leur succès à des
interprétations clairvoyantes de la jauge, et aux développements techniques
qui ont permis ces interprétations. (Montez le gréément raide d'il y a dix ans
sur un Bruce Farr, et vous transformerez un excellent bateau en pavé.) Newick
n'a pas inventé une nouvelle interprétation d'une formule existante, il a tout
bonnement inventé une nouvelle façon de naviguer, une nouvelle conception de
la navigation.
Bien sûr, ce n'est pas lui qui a introduit dans le monde du yachting la
formule du catamaran (N.G. Herreshof), du trimaran (V. Tchetchett, entre
autres), ni du prao (L.F. Herreshof). Mais l'approche de Newick est tellement
simple, logique et radicale que les multicoques qu'il dessine ne sont
semblables à aucun autre.
Des bateaux hors du commun dessinés, très évidemment, par un homme hors du
commun.
Ce qui surprend, à l'écouter parler, c'est l'absence de sophistication de son
propos. Les amateurs de discours pseudo-scientifiques et de poudre aux yeux
seront déçus; il ne s'agit ici que de données simples, élémentaires. Par
exemple, avoir un bon passage dans le clapot, descendre le centre de gravité
le plus bas possible -- presque des lapalissades. Mais Newick colle à ces
données simples avec un bon sens et une obstination de paysan. Peu lui importe
la coutume qui veut que les bateaux soient comme ceci ou comme cela -- est-ce
que cette coutume répond aux exigences fondamentales de vitesse, de tenue à la
mer?
Malgré ses 51 ans, Newick donne souvent l'impression d'avoir gardé la logique
entêtée des enfants qui ne veulent pas se plier aux compromis acceptés par les
grandes personnes et qui poursuivent les adultes en demandant, en accusant
"Pourquoi?". Pourquoi traîner le poids mort d'une quille en plomb? Pourquoi
s'épuiser à tirer sur 100 mètres carrés de voiles quand on pourrait aller
aussi vite avec la moitié ou le tiers? Pourquoi avoir deux w.-c. sur son yacht
quand un seul suffit à la maison? Pourquoi avoir un bateau si ce n'est pour
naviguer vraiment? Pourquoi dépenser des fortunes sur des bateaux de course
qui vont plus lentement que des multicoques moins cher? Pourquoi faire ainsi
alors qu'on peut faire autrement -- et je vous le prouve qu'on peut faire
autrement!
La preuve par trois
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Un après-midi frisquet de juillet (décidément, il n'y a plus de saison):
soleil, vent force 4 à 5. Vineyard Sound est encore agité du clapot qu'a levé
la tempête de la nuit. Le trimaran tire sur son corps-mort, au fond d'un
mouillage particulièrement encombré: seul un bateau vraiment maniable peut
réussir l'examen qu'est la sortie à la voile de cet enchevêtrement. Une
erreur, et l'on se retrouvera soit sur un joli C&C 33 dont les propriétaires
nous regardent partir avec étonnement -- soit plantés sur la jetée, et avec ce
ressac... Mais tout se passe comme un charme, comme sur un monocoque bien
mené.
Notre bateau est un Val, un sister-ship du fameux bateau de la Transat, mais
avec un plan de pont différent: maintenant, les trois coques sont réunies par
une seule "aile" au profil extrêmement étudié. Je ne sais si les dignes
représentants de l'establishement trouvent ce bateau joli -- peu importe. Ce
qui compte, c'est qu'il dégage cette harmonie de la chose efficace, de l'objet
qui répond à sa fonction; le Val n'a pas la beauté d'une boucle d'oreille en
or, mais celle d'un sabot, d'une pipe, d'une chope de bière: une beauté
d'objet usuel. Et, en même temps, il a l'agressivité d'un avion supersonique
ou d'une voiture de course. Paradoxal? Non, logique, au contraire. Concorde ou
une Formule 1 sont, à leur manière, des objets pratiques dont la beauté même a
été exigée par les contraintes aérodynamiques auxquelles ils sont soumis. Pour
le Val, ces contraintes sont le vent, la mer, la vitesse, et la légèreté. Un
cockpit, c'est lourd n'est-ce pas? Bon, pas de cockpit. Sur chaque bord, il y
a une toile coupe-vent tendue à la verticale sur un câble; à mi-hauteur de la
toile, une autre pièce de tissu, horizontale celle-ci, toujours supportée par
câble, fait office de banquette; poids total du cockpit: de l'ordre d'un kilo
et demi, dix fois plus léger que le traditionnel cockpit de contreplaqué,
moins cher et aussi confortable -- plutôt même plus. Ce cockpit en toile est
typique du "style Newick". Il a décidé d'épargner des poids dans les hauts et,
à moins d'une soudaine modification des lois de la physique -- par ailleurs
fort peu probable -- rien ne le fera changer d'avis.
De même, il a décidé que ses bateaux passeraient bien dans le clapot. Tant pis
pour la surface mouillée -- on rajoutera de la voilure s'il le faut -- mais
une forme de coque très étroite et profonde est choisie, avec une arête
centrale bien marquée pour donner de la stabilité de route. Tant pis pour la
vitesse en eau plate, mais la flottaison sera raccourcie au profit des
élancement, ces indispensables "amortisseurs" de tanguage. Le volume de chaque
coque augmente très progressivement avec son enfoncement: il n'y a pas de
discontinuité entre les oeuvres mortes et les oeuvres vives, entre les
superstructures et la carène, entre l'étrave et le reste de la coque. Et, à
voir naviguer Val dans les vagues, on comprend la raison de ces lignes si
fluides. Ce trimaran tangue à peine. Ses coques fines comme des couteaux
transpercent chaque vague. L'avant n'écarte pas l'eau comme sur un monocoque,
en projetant de côté une moustache blanche: ici, la surface est tranchée comme
s'il s'agissait d'un tissu de soie, et une fine pellicule transparente jaillit
sur les flancs en lieu et place de l'écume des monocoques. A sept noeuds au
près à 40-45 degrés du vent, le bateau ne mouille pas. Les rideaux fluides que
projette l'avant de la coque centrale atterrissent sur l'"aile" qui recouvre
tout le centre du bateau, et cette eau file vers l'extérieur du tri'.
L'équipage, protégé par cette même aile, reste au sec.
Au près, on va déjà plus vite que n'importe quel autre bateau de 9,50 m de
long. Mais, une fois qu'on abat, c'est la ruée. Val s'installe au largue à 11-
12 noeuds en permanence. Griserie de la vitesse? Personnellement, cela ne m'a
pas impressionné du tout. Donnez-moi un monocoque gros et gras, le type
d'animal que les pères de l'IOR voudraient nous faire admettre, roulant
lourdement sous spi à un pauvre 8 noeuds, et je serai impressionné. Toute
cette eau que l'étrave doit pulvériser, ce raz-de-marée collé à l'arrière,
toute cette résistance de la mer font que cette vitesse, somme toute médiocre,
mais acquise au prix d'une telle dépense d'énergie, est très spectaculaire.
L'aisance en elle-même n'est jamais spectaculaire. Et le Val a de l'aisance à
revendre. Malgré les vitesses atteintes, il ne tape pas, s'insère dans l'eau,
se marie avec les vagues. Le trimaran file droit sur des rails, sans coup de
lof ou abattée d'aucune sorte, tant et si bien qu'on a parfois l'impression
que la barre est surtout là pour la satisfaction du skipper plus que pour la
bonne marche du bateau... En naviguant sur Val, la surprise vient donc bien
plus de la tenue à la mer que de la vitesse -- à laquelle on s'attendait. Ce
passage dans le clapot est fascinant, un peu magique, incomparable avec celui
d'un monocoque.
Mais à quoi bon un bateau aussi extraordinairement marin si c'est pour le
recevoir sur la tête au premier moment d'inattention? Entendons-nous: quand un
trimaran chavire, c'est presque toujours en course, lorsqu'il est mené à son
extrême limite. Dans ce cas, un moment d'inattention coûte cher. Mais on est
assez éloigné des conditions d'utilisation en croisière. Il peut arriver qu'un
bateau soit chaviré par une vague. Si c'est un monocoque, la scène est vite
jouée: on bien il se redresse ou bien il coule, comme a été à deux doigts de
le faire Yann Nedellec dont le Frioul 38 -- l'archétype du monocoque -- est
resté 300 secondes quille en l'air avant de se redresser plein d'eau. Si c'est
un multicoque, le chavirage est sans appel, mais le bateau ne sombre pas:
lorsque Gulf-Streamer, dessiné par Newick, fut retourné par une vague, ses
équipiers purent s'abriter pendant quatre jours et demi -- et, après leur
sauvetage, le bateau flotta suffisamment pour être récupéré par un navire
russe et emmené puis remis sur pieds à Odessa. On a donc le temps de redresser
le trimaran mais il manquait tout de même un moyen pratique pour le faire; ce
moyen semble exister à présent. Appliquant l'idée d'un jeune homme du San
Salvador, Newick équipe maintenant ses bateaux de ballasts avant et arrière;
il apparaît, en effet, qu'il est plus aisé de redresser un tri par l'avant que
par le côté, et cette manoeuvre est théoriquement possible avec les ballasts
actuels. Théoriquement.
Ce qui est sûr, c'est que, d'entre tous les multicoques, ceux que Newick
dessine sont parmi les plus sûrs -- ne serait-ce que par le soin qu'il
apporte, tant à la répartition des volumes qu'à la chasse aux poids superflus.
A l'instar des monocoques, les multicoques ne naissent pas tous égaux...
Ce qui me tracasse, c'est que les multicoques, chavirables dans des conditions
extrêmes, soient frappés d'ostracisme sous prétexte de sécurité -- alors que
les vedettes à moteur, cent fois plus chavirables encore, sont trouvées tout à
fait normales. Quelque chose m'échappe... Même si, jusqu'à nouvel ordre, le
trimaran reste plus dangereux qu'un monocoque pour les courses en solitaire --
une occupation tellement dangeureuse en elle-même que le distinguo devient
presque académique -- il n'y a pas de raison pour que ce type de bateau ne
connaisse pas un véritable succès dans la croisière normale.
Réponse du choeur des lamentation: "Mais il n'y a pas de place pour les
multicoques dans les marinas!" C'est vrai que le port de plaisance est devenu
une obligation; on a oublié qu'un multicoque pouvait s'échouer à chaque marée
dans l'estuaire de la Somme, ou dans quelque petit port tranquille. Après un
silence, nouvelle réplique du choeur des lamentations. "Faire de la croisière
avec un Val, par exemple? Vous ne nous avez pas décrit les aménagements du
Val!" C'est vrai, le Val est vide. Ce n'est pas l'espace qui manque; mais, à
part deux bonnes couchettes (une troisième possible), une toute petite
banquette, une cuisine (à prévoir) et un w.-c. (idem), il n'y a pas grand-
chose. Newick en convient: "Il n'y a pas de marché pour ma sorte de trimarans.
Ils ne logent pas six personnes." Ce sont des bateaux pour naviguer, non pour
jouer à la résidence secondaire. Et la vraie navigation ne s'accommode pas de
gadgets et autres bricoles. J'ai connu un voilier de 8,5 m, 6 couchettes, avec
même une barre intérieure. C'était splendide au port mais aucune des
couchettes n'était utilisable à la mer! Et vous trouvez normal que sur les
protos IOR on vide les extrémités, mais que sur leurs dérivés de série, les
mêmes extrémités soient vaigrées teck et recouvertes d'équipets? Dans "Common
Sense of Yacht Design", L. Francis Herreshof raconte la visite que fit son
père Nathanaël Herreshof à bord de Minerva, vers 1900: "J'ai dit que la cabine
de Minerva était sans ornements (...) Comme nous nous asseyions, mon père (qui
était un homme de peu de mots) dit: "Vous semblez puissamment confortable
ici." Captain Clark compris ce qu'il voulait dire, mais vous, peut-être pas,
alors je traduis: Il voulait dire: "Je ne vois pas une des ces satanées
bêtises qui vous vaudront plus d'ennuis que de plaisir." Captain Clark
répondit: "Oui, je dois y passer les meilleurs moments de ma vie: j'aime la
Minerva et j'ai quelques livres avec moi." Voilà la fonction des
emménagements...
Une vérité subversive
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En fin de compte, les idées de Newick sont subversives. Non seulement il
propose une alternative à nos bateaux mais, en plus, à la façon de naviguer de
la plupart d'entre nous. C'est même la conception de la régate qu'il conteste
par ces actions. Il ne s'occupe pas de handicap (le premier arrivé est le
vainqueur); s'intéresse uniquement au plaisir et à la vitesse, un point c'est
tout; en agissant de la sorte, il conteste une idée de la compétition fondée
sur le "mérite" plutôt que sur la vitesse. En effet, et les derniers ukases de
l'IOR le prouvent suffisamment -- c'est la difficulté, l'adresse que l'on met
à jongler avec une technologie de plus en plus complexe, qui apportent la
victoire. On court contre le rating, pas contre le temps. On perd la vitesse
de vue et, en même temps, on dédaigne les multicoques parce que c'est
"facile", que ça va vite tout seul...
Pour Newick, cette facilité est un argument supplémentaire. Comme je
m'étonnais de la rusticité de l'accastillage de Val, et de son mât si raide,
il jeta un coup d'oeil sur le sillage: nous filions 12 bons noeuds. "On peut
aller vite sans se compliquer la vie avec le gréément." Il sait bien que, en
utilisant toutes les ressources de grééments des monocoques de compétition,
Val irait plus vite. Mais le faible gain qui en résulterait vaudrait-il la
peine? Newick a travaillé avec le kevlar, avec la fibre de carbone; il manie
en virtuose les techniques les plus récentes de bois moulé. Pourtant, ce
passionné de vitesse est tout sauf un technolâtre. Il recherche "sa" beauté
non par l'accumulation d'objets ou de moyens techniques, mais plutôt par le
recours à une simplicité qui confine à l'ascétisme.
Il a dessiné des bateaux très radicaux comme Cheers ou le nouveau prao que
Nick Clifton alignera dans la route du Rhum. Pourtant, cette compétition
commence à le fatiguer. "Je ne suis pas intéressé à faire de purs jouets pour
des dilettantes", dit-il. "Je veux me concentrer sur des bateaux utiles."
Cette fois, c'est le yachting lui-même qui est mis de facto en question. Mais
n'a-t-il pas toujours été en marge, cet homme qui "faisait la route" quand ce
n'était pas encore à la mode, qui a navigué sur les canaux quand on n'en
parlait pas, qui a fait du charter quand le mot n'existait même pas dans notre
vocabulaire?
Ce végétarien qui s'est dessiné et bâti une maison de bois, cet homme sans
compromis se trouble aux problèmes du monde. "Rome brûle, dit-il. Je suis
concerné par le manque de pétrole, par les problèmes de survie." Etre
indépendent, se suffire à soi-même: Newick garde ces idéaux des "pères de la
nation américaine" tout en s'engageant dans les courants d'idées les plus
modernes. Que ce soit pour ces idées ou pour les bateaux qui reflètent ces
idées, Newick est un homme des frontières. Son dernier projet n'est pas un
monstre pour une quelconque transat. C'est un trimaran de pêche, une
conception communautaire avec un autre architecte, Jim Brown, et Phil Weld (le
redoutable propriétaire de Gulf-Streamer et du nouveau Rogue Wave, deux grand
tris de Newick).
L'idée: les nations du tiers-monde ont beaucoup plus souffert que nous de la
crise du pétrole. Que peut faire le pêcheur qui a abandonné ses coutumes
ancestrales pour le hors-bord s'il n'a plus d'essence? Avec la même ingénuité
qu'il a mise dans ses dessins de bateaux de course, Newick s'attaque
maintenant à la conception d'une plate-forme de pêche stable, rapide et
maniable, à construire dans des nations sans ressources industrielles. Il
dessine un trimaran de 1100 kg, 1000 kg de charge utile, 9,5 m pour, par
exemple, les pêcheurs de Côte d'Ivoire; le bateau sera -- pourquoi pas -- en
bois moulé. Du bois, il y en a partout, même du bois tranché. Il faudra juste
acheter de l'époxy (pour les collages) et du dacron (pour la voilure).
L'accastillage? Nul. Le gréément? Un ou deux mâts non haubannés, comme ceux
qu'employaient les pêcheurs d'huîtres américains en 1850. La construction? Un
moule sommaire en forme de dos de tortue. Telle partie du moule sert pour
faire un flanc d'une coque, telle autre une autre partie... Simple à
l'extrême, mais construit en employant les techniques les plus modernes
applicables sur place.
Plus qu'aucun autre, Newick est conscient du pouvoir de la technologie.
"Supposez que les polynésiens aient découvert le dacron et l'époxy il y a 1000
ans -- nous parlerions polynésien maintenant!" Mais, plutôt que d'être
l'adorateur dévoué de cette technique si puissante, il préfère la dominer, la
plier à ses propres exigences. Et maîtriser ses exigences, ne pas se laisser
entraîner par le vertige du progrès. Son progrès, Newick, c'est de dessiner
des bateaux extraordinairement marins, rapides et pas chers (Un Val coûte
$25.000. Cher peut-être pour le "luxe" de ses aménagements mais, en regard du
plaisir, c'est vraiment donné.), sans concession à une mode -- qui traîne
décidément les pieds. Lui, Newick, est en marche.
Au sujet des praos
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Newick a été le premier à mettre en pratique une idée de Francis Herreshof,
elle-même puisée dans les embarcations polynésiennes. Mais, alors que, sur les
praos du Pacifique, la voilure est sous le vent, Newick place gréément et
équipage dans la coque au vent. Quoique Cheers ait été une démonstration
explicite, les expériences des autres -- dont le Sidewinder de Dereck Kelsall
-- furent des échecs.
Pour Newick, "les praos sont plus rapides parce que moins lourds, et avec
moins de surface mouillée qu'un autre multicoque". Les problèmes de rigidité
sont moins aigus parce que, le gréément n'étant pas étayé, peu importe si les
coques restent exactement dans le même plan. En ce qui concerne la souplesse,
Newick avait prévu sur le prao de Nick Clifton une coque sous le vent
gonflable, et non rigide. Cependant, il a finalement abandonné le projet,
l'estimant trop difficile à réaliser; toutefois, il a gardé un flotteur
gonflable sur la coque principale pour empêcher le bateau de chavirer au vent.
Quoiqu'ayant certains problèmes d'enfournement, Cheers était tellement bien
balancé qu'il n'était même pas équipé d'un pilote automatique. Mais le prao,
avec son changement de marche (l'avant devient l'arrière, au lieu de virer de
bord) est "juste pour les courses transatlantiques -- le yachtman moyen ne
serait pas heureux avec un prao".
- "La Bande à Newick"
Daniel Charles
"Les Cahiers du Yachting", No.202, Octobre 1979, p.47
(Retapé par Emmanuel ROCHE.)
Cheers -- à votre santé -- proclamait son étrave. C'était en 1968, au départ
de la Transat, un prao jaune à foc vert aux couleurs de cacatoès. Lorsque l'on
grimpait dans ce que Tom Follett, le barreur, appelait ironiquement sa cabine,
on répétait "Cheers" -- à sa santé --. Mais, illico, on s'interrogeait sur la
santé mentale du skipper. A tort, Cheers arrivera troisième à Newport...
Quatre ans plus tard, Three-Cheers, un trimaran cette fois, voyait le jour.
Les spécialistes qui s'étaient fait posséder une première fois s'intéressèrent
de près au bébé à trois pattes. Certains allèrent même jusqu'à le trouver
beau. 1976.
Quatre ans, à nouveau, se sont écoulés. Dans la cinquième Transat, un Canadien
de 45 ans franchit la ligne d'arrivèe à la troisième place. Michaël Birch --
son nom ne demeurera pas longtemps inconnu -- barre Third-Turtle (la troisième
tortue), un petit trimaran de 9,75 mètres. (Les Cahiers du Yachting furent la
seule revue à consacrer, avant le départ, un article à Michaël Birch et à son
bateau.) Pour un peu, il damait le pion aux deux géants, Pen-Duick-VI et Club
Méditerranée. Malgré leurs victoires, ces drôles de bateaux restent peu
connus. La Route du Rhum va y remédier. D'un coup d'Atlantique, les pères
d'Olympus-Photo et de Rogue-Wave, Walter Green et Dick newick, deviennent des
têtes d'affiche. Incontestablement, une école américaine des trimarans est bel
et bien née.
Pourtant, de Cheers à Olympus-Photo en passant par Val et Rogue-Wave, il
semble bien que ces bateaux ne soient pas les enfants de tel ou tel architecte
génial. Loin d'être des oeuvres individuelles, ils seraient plutôt le résultat
d'une heureuse collaboration au sein d'un groupe où chacun à son rôle à jouer.
Bien sûr, Dick Newick apparaît comme le fédérateur et l'initiateur. Mais
derrière lui, comment, par exemple, dissocier les frères Gougeon,
constructeurs de Rogue-Wave et de Walter Green, l'architecte, alors que la
conception et la réalisation du bateau ont été menées avec le même
enthousiasme? (ROCHE> Phrase incompréhensible. Walter Green a été l'architecte
de Olympus-Photo!... De quel bateau Daniel Charles parle-t-il?) Les options
retenues ne sont plus l'expression d'un seul homme, mais de tout un groupe.
Pour m'en convaincre, j'ai rencontré Dick et sa bande. La discussion démarre
sur les multicoques. Mais, bien vite, les problèmes de structure des trimarans
sont abandonnés. "Pourquoi, demande Meade Gougeon, la nature a-t-elle choisi
les bois les moins résistants pour faire les plus grands arbres? D'ailleurs,
si vous en croyez les calculs habituels de résistance des matériaux, ces
géants ne devraient pas tenir debout. Les séquoias ou les cèdres rouges sont
des impossibilités techniques. Alors, comment résistent-ils aux actions
conjuguées de la pluie et du vent?"...
Ce soir-là, on ne parla plus que de la façon dont les fibres travaillent à la
compression et à la tension dans un tronc. Des réflexions moins gratuites
qu'elles n'en ont l'air. C'est, en effet, grâce à une telle approche que Meade
et son frère Jan ont mis au point leur fameux "West System". Cette méthode de
construction composite bois-époxy a déjà donné naissance à Rogue-Wave,
Olympus-Photo, Golden-Dazy, Circus-Maximus et bien d'autres yachts de première
ligne (d'arrivée, bien sûr). Les avantages du "West System" sont énormes.
Ainsi, sur Circus-Maximus, qui mesure plus de 20 mètres, le bordé pèse environ
7,5 Kg au m², un poids équivalent à celui d'un contreplaqué de 12mm. 3mm de
moins que le bord d'un Corsaire! Explication: le bois, isolé de l'air par
l'époxy, ne peut s'imprégner d'humidité. Or, un bois qui a absorbé 25%
d'humidité perd jusqu'à la moitié de sa résistance mécanique.
Le matériau n'est pas tout. Pour maîtriser la structure des bateaux, Meade a,
durant 10 ans, conçu des trimarans qui luttaient sur un pied d'égalité avec
les catamarans de Classe C, ceux de la petite Coupe de l'America. En 1969, il
devenait champion d'Amérique du Nord des multicoques (NAMSA) avec le Victor-T.
Aujourd'hui, les frères Gougeon ont provisoirement abandonné la construction
navale pour se consacrer à un programme gouvernemental de construction
d'éoliennes. Les pales sont en West, bien sûr...
Cette reconversion embarrassa bien Phil Weld, désireux d'avoir un engin plus
rapide que Rogue-Wave ("Vendre Rogue-Wave? Jamais! My beloved Rogue-Wave! Je
le garde pour mes petits enfants.") pour participer à la Transat 1980. Car, à
l'âge où l'on tend à se consacrer à la culture du dahlia, lui continue de
cultiver sa folie de la vitesse et d'entretenir son envie de voir du pays. Le
tout ponctué d'énormes éclats de rire, ainsi qu'il le fait à chacune de ses
phrases. Résultat: le "MS-Moxie" est deux fois plus léger que Rogue-Wave mais
conserve, toutefois, la même surface de voilure. Ses coques, sans équipement
ni accastillage, ne pèsent que 3200 kilogrammes pour 15,24 mètres de long. Le
secret? Le West, bien sûr. Et Walter Green. Cet architecte est un homme
excessivement discret. On aurait plutôt tendance à le sous-estimer. Grossière
erreur. Trois ans après la Transat 76 où il se classe 7ème sur un Val modifié,
Green peut encore donner l'échantillonnage de son bateau. Plus tard, Green
vient trouver Newick. Il lui annonce qu'il veut dessiner lui-même son prochain
navire -- le futur Olympus-Photo -- mais il sollicite les conseils pour la
coque centrale. (Les flotteurs étaient de flotteurs de Native, plans Newick.)
Sans discuter, Newick aide celui qu'il sait être un concurrent en puissance.
De fait, après ce royal coup d'essai, Walter Green se lance dans
l'architecture navale. Outre le successeur d'Olympus-Photo, il vient de
dessiner le nouveau Gauloise-IV d'Eric Loiseau. Ses plans diffèrent peu de
ceux de Newick. Une constante chez les deux hommes: le soin apporté à la
construction. "La forme des coques n'est pas le principal, explique Newick.
Solidité, résistance au vieillisement, rigidité, etc, sont des facteurs plus
importants."
A tel point que la "bande" a conçu un bateau autour d'une méthode de
construction: la courbure constante ("Constant Camber"). L'idée vient de Jim
Brown. "Un moule unique très simple, précise-t-il, peut servir à faire les
panneaux de bordé tant pour la coque que pour les flotteurs; voire même pour
le pont." Jim et Meade Gougeon parviennent à passer du principe au procédé.
Dick Newick dessine le bateau. Phil Weld finance et lance, grâce à ses
relations, le projet qui n'est rien moins qu'un trimaran de pêche pour les
pays en voie de développement. Le bateau est, en effet, extraordinairement
simple à construire et solide. Son gréément, son accastillage très
élémentaires rendent son prix imbattable: de l'ordre de 50 000 Francs pour un
trimaran de 9 mètres. Le bateau s'appelle Sib, abréviation de "Small is
beautiful". Une profession de foi.
Si la construction apparaît comme primordiale, Newick a cependant une théorie
bien précise sur les trimarans. Il ne croit pas aux flotteurs immergeables
dont sont dotés les bateaux français. Selon lui, cela accentue le danger de
voir la coque immergée faire un croche-pied au bateau, favorisant le
retournement. "Le centre de carène, constate-t-il, doit se trouver au moins
10% en avant de celui de la coque centrale pour éviter les abattées
intempestives. En outre, l'arrière des flotteurs doit être très fin et les
sections en V, pour bien passer dans le clapot. Ce ne serait pas vrai en eau
plate mais, un bateau, cela navigue sur l'océan."
Et, en ce domaine, Dick Newick -- comme tous les autres membres du clan -- a
le mérite de l'expérience. En juin dernier, il prenait part sur un Val à la
course Newport-Les Bermudes. Une forte tempête et le voila qui reste à la cape
trente heures durant, accroché à une ancre flottante fixée à l'étrave au vent.
Son seul commentaire au retour: "C'est d'ici que l'on voit le mieux la façon
dont les coques passent dans les vagues..."
Conférence au sommet
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Nous vous l'avions annoncé: Les Cahiers du Yachting et le Club des EMOM
organisèrent, le onze septembre dernier, une conférence-débat avec Dick
Newick, l'architecte de Rogue-Wave (entre autres). Un second invité: Meade
Gougeon, constructeur du même Rogue-Wave et inventeur du West System,
participait également à cette rencontre. C'est devant une salle archi-comble
que Newick ouvrait le feu: "La technique des multicoques, affirmait-il, en est
actuellement au même point que la technique aéronautique en 1905." Prenant le
relais, Meade Gougeon fit une analyse des défauts et des avantages du bois.
Puis, il se lança dans une explication du West System. Dick Newick devait
ajouter des détails pratiques sur la mise en oeuvre de ce procédé et, en
particulier, sur l'obligation de travailler dans un local chauffé. A plusieurs
reprises, tant Newick que Gougeon insistèrent sur la nécessité de construire
des bateaux d'une longue durée de vie. Comparant la technique bois/époxy (West
System) et le sandwich polyester, Newick admet que "le temps de construction
de VSD -- 3600 heures -- lui a semblé très court; il n'aurait pas été possible
de construire un trimaran en West dans le même temps, mais sans doute
n'aurait-il pas été nécessaire, dans ce cas, de s'arrêter quatorze heures aux
Bermudes pour réparer. La discussion avec le public s'orienta alors sur la
comparaison trimarans-catamarans. Selon Meade Gougeon, l'obligation pour un
catamaran d'implanter mâture et gréément sur les poutres de liaison et non sur
une coque entraîne une structure très lourde. Ainsi, toute possibilité de
réaliser un catamaran plus léger qu'un trimaran semble écartée. Newick
insistait sur le mauvais passage du catamaran au près dans une mer formée. Il
ajoutait: "Si je devais concevoir un bateau pour promener de jour aux Antilles
une vingtaine de personnes, je dessinerais un catamaran mais, pour les
traversées océaniques, je prendrais un trimaran, ou un prao. Ce dernier me
semble toujours l'idéal pour une course océanique, mais n'est bon qu'à cela."
Il détaillait ensuite l'évolution de sa technique depuis le prao Cheers (1968)
jusqu'à son descendant Azulao (1978); ce dernier, plus large que Cheers de
1,50m, porte 15 m2 en plus et, si le franc-bord milieu n'a pas changé, celui
des étraves a été relevé de plus de 30 cm, supprimant la tendance à
l'enfournement. Azulao courra la Transat anglaise an 1980 dans la catégorie
Gipsy-Moth, alors qu'un plus petit frère (ROCHE> Lady-Godiva) courra dans la
catégorie Jester.
Tout naturellement, on en vint à parler de tenue à la mer; Yves Le Cornec et
Denis Gliksman (qui se retourna, avec son père, sur Timex) firent part de leur
expérience, pendant que Newick expliquait l'emploi de deux ancres flottantes
sur des petits bateaux par mauvaise mer. Tous tombaient d'accord sur l'absolue
nécessité de disposer de points d'ancrages particulièrement solides pour fixer
ces ancres flottantes ou des trainards (pour la fuite par conditions
extrêmes).
La conversation porta ensuite sur les trimarans de croisière, pour lesquels,
disait Newick, "la légèreté et les performances sont primordiales. Il n'y a
pas d'intérêt à s'ennuyer avec plusieurs coques si ce n'est pas pour aller
sensiblement plus vite que sur un monocoque."
EOF