NEWICK 76
"Dick Newick: De Cheers à Third Turtle"
Daniel Allisy Voiles & Voiliers, ??? 1976, p.85 (Retapé par Emmanuel ROCHE.) Au-delà du boat-business et de la furia française pour gagner le Transat, au- delà des vapeurs méphitiques qui s'exhalent trop souvent des chaudrons où mijotent les basses envies et les grosses déceptions, au-delà de ce monde de passions, il existe quand même un univers passionnant. Oh! bien sûr, nous somme loin du rêve de Blondie Hasler, rêve que Mike Richey essaie, vaille que vaille, de perpétuer en repartant tous les quatre ans sur l'Atlantique à bord du célèbre Jester. Mais, tout de même, cette Transat 1976 a bien failli apporter la preuve que tout le monde attendait, à savoir que le temps des monstres était enfin passé. Attention, il s'agit d'une preuve à la loyale. Dans cette Transat, aucun règlement d'aucune sorte n'était là pour contrecarrer la victoire de Third Turtle. Victoire? Enfin presque, mais personne, je pense, ne contredira ceux qui prétendent qu'il est (avec Spaniel, soyons justes) le véritable vainqueur de la Transat. Alors, oublions un peu les vedettes, et allons voir le druide Newick, l'architecte de Third Turtle. Lorsque je l'ai rencontré à Martha's Vineyard, une petite île au sud-est de Newport où il a émigré voici trois ans après avoir vendu son affaire de day- charter, j'étais à cent lieues de penser que j'allais rencontrer un homme aussi peu imbu de son succès dans la Transat. Il vit avec sa femme Pat et sa fille dans une maison de pin qu'il a dessinée lui-même, perchée sur un petit promontoire au milieu des bois, non loin de la crique où Joshua Slocum a mouillé avant de partir pour son dernier voyage. A l'intérieur, des souvenirs de bateau, rien que des souvenirs de bateau: tout ce qui n'a pas trait à la mer n'a pas sa place chez Dick Newick. Ici, une grande barr franche vernie, au pommeau travaillé; là, une demi-coque de Carribean Trawler dont un de ses amis restaurateurs aux îles Vierges lui a fait cadeau. Partout, des vieux palans, un cap-de-mouton recouvert de coquillages, des maquettes toujours. Et puis, ce bois omnipresent: chaleur des murs de Red Cedar brut, charme des meubles rustiques de la Nouvelle Angleterre sur lesquels trônent parfois quelques broderies, oeuvres de Pat. Et puis des photos. Trois photos: Cheers, Three Cheers et Third Turtle. Des noms qui se passent de commentaire: à eux seuls, ils retracent la carrière de l'architecte naval le moins prolixe de ses réalisations, sinon de son talent en matière de multicoques. Ensemble, nous avons feuilleté de vieux albums de photos jaunies, retraçant ses premières croisières en Europe. En kayak d'abord. Puis, de sloop en goélette, nous l'avons suivi sur la route qui ramène inévitablement tous les amoureux de la mer aux Antilles. C'est au cours de ce vagabondage que Dick Newick a rencontré son premier multicoque, un catamaran de Camaret nommé Tohu Bohu -- "very well-named, indeed" -- que trois jeunes Français avaient bricolé pour aller vivre leur rêve autour du monde. Puis, de Lisbonne à Ténériffe, en passant par Palma, le voyage s'est continué jusqu'au bercail; un jour, Dick s'est arrêté quelques jours à Sainte-Croix, un petit mouillage des îles Vierges: l'escale a duré seize ans. Il a donc fallu trouver du travail: l'endroit se prêtait merveilleusement au day-charter, alors va pour le charter. Mais il fallait un bateau... Dick s'explique. - Je voulais avant tout un bateau qui allie les performances au confort: ce serait donc un multicoque. Et puis, je pensais à l'époque que la construction d'un multicoque revenait moins cher. J'ai donc commencé moi-même, comme pour tous mes autres bateaux, la construction d'un catamaran de 12 mètres. Puis sont venus trois trimarans. Tous pour le day-charter. - Nous sommes loin de Cheers... - Oui, mais ces bateaux étaient aussi dessinés pour la vitesse: il y a même eu un essai de trimaran à hydrofoil, mais je dois dire qu'il n'a jamais vraiment bien décollé! En 1966, mon vieil ami sud-africain John Goodwin m'a demandé de lui dessiner un bateau pour gagner la Transat de 1968. Le résultat de ces recherches a été un catamaran, ou plutôt un prao à deux coques identiques. - Ce n'était pourtant pas un prao, puisqu'à la différence des bateaux polynésiens, le gréement se trouvait sur la coque au vent. - C'est vrai. D'ailleurs, à ma connaissance, ce type de gréement n'avait pas été utilisé auparavant. Il s'agissait d'un bateau de solitaire, d'un bateau sur lequel il n'était pas possible de compter sur un équipage pléthorique pour faire contrepoids; mettre le gréement au vent, donc placer le maximum de poids au vent, revenait à remplacer le poids de l'équipage manquant. - Alors, pourquoi ces deux coques identiques? - Parce qu'en marche, la pression du vent fait supporter à la coque sous le vent près des deux tiers du déplacement total: à ce moment-là, la longueur de flottaison de la coque sous le vent devient primordiale. - A l'origine du projet, vous disiez à votre ami Jim Morris, l'un des trois mousquetaires avec Tom Follet de l'opération Cheers, qu'un tel bateau pouvait atteindre vingt noeuds au portant et dix noeuds au près. Y avait-il loin du rêve à la réalité? - D'abord, il faut dire que je pensais obtenir un bateau ne pesant pas plus d'une tonne en ordre de marche. Or, les incertitudes qui pesaient sur la solidité de Cheers nous ont fait dépasser le devis de poids initial, d'autant que nous avons par la suite rajouté un appendice au vent pour éviter un retournement complet en cas de chavirage. Si c'était à refaire, après plus de 10.000 milles sans incident, je pense que nous construirions Cheers comme il avait été prévu à l'origine. En tout cas, nous avons atteint les vingt noeuds, ou presque, dans des conditions idéales. Quant aux dix noeuds au près, il faut bien considérer que c'est un peu illusoire, dans la mesure où , par le jeu du vent relatif, le bateau ne se trouve plus exactement au près! Disons que Cheers marchait ses huit noeuds en remontant au vent. - Pourquoi alors abandonner le principe du prao, pour le défi de 1972? La solution n'était-elle pas bonne? - Si. Je pense toujours que le prao est théoriquement la solution la plus efficace pour une Transat. En revanche, cela semble beaucoup moins évident au propriétaire du bateau. Car il faut bien avouer que c'est une solution plutôt coûteuse que de céder son bateau à un musée après chaque Transat! Si le prao est un bateau bien adapté à la navigation transocéanique -- il l'a prouvé -- cela devient un véritable cauchemar lorsqu'il faut faire machine arrière pour tirer des bords en rentrant dans un mouillage. Il est donc pratiquement impossible de conserver un tel bateau; quant à trouver un musée qui accepte de l'accastiller, ce n'est pas simple non plus: nous n'en avons pas trouvé un seul aux Etats-Unis! Et puis, Tom Follet, le skipper du bateau, penchait plus pour un trimaran, tant pour des questions de sécurité que de manoeuvrabilité. - Pourquoi choisir un trimaran plutôt qu'un catamaran? - En théorie, les catamarans vont plus vite que les trimarans, car ils peuvent lever leur coque au vent et diminuer ainsi la surface mouillée, alors que les trimarans ont toujours leur coque principale immergée. Mais je ne pense pas que diminuer légèrement la surface mouillée sur un multicoque transocéanique soit le facteur le plus important. D'ailleurs, les catamarans "offshore" gardent toujours leurs deux coques dans l'eau. En fait, sur un catamaran, on est obligé de lever le pied plus tôt, si bien que la vitesse moyenne d'un trimaran est finalement supérieure, tant à cause de leur plus grande manoeuvrabilité que de leur aptitude à porter leur toile plus longtemps. De plus, les problèmes de compression du mât sont plus faciles à résoudre sur un trimaran. - Est-ce à dire que vous considérez le trimaran comme le bateau de croisière idéal? - Attention, il faut tout de suite décourager les gens qui pensent qu'en achetant un multicoque -- catamaran ou trimaran -- ils pourront à la fois obtenir, et des performances exceptionnelles, et des aménagements gigantesques, et un prix peu élevé. En fait, un multicoque ne peut jamais réunir que deux de ces trois conditions. Si vous désirez des grands aménagements pour un coût moyen, autant dire pour une coque relativement petite, vous aurez une grande caravane qui est bien trop lourde pour avancer rapidement. Ce genre de multicoque est même dangeureux, car la légèreté est justement un des atouts majeurs des multicoques dans le gros temps, en leur permettant de soulager à la lame. Si vous voulez un bateau rapide avec des grands aménagements -- ce qui était le cas de Phil Weld avec Gulf Streamer --, alors il faut construire un grand bateau, donc un bateau cher. Personnellement, je pense qu'il est préférable de rester deux fois moins de temps en mer, même si les conditions de confort sont plus spartiates. En plus, vous vous ferez vraiement plaisir. - C'est un peu le programme de Third Turtle? - Il est certain que, lorsque le règlement de la dernière Transat a été connu, avec la création du Jester trophy, j'ai dessiné le Val -- c'est le nom de la série -- avec l'idée d'en faire un bateau de croisière rapide pour deux équipiers. Mais mon premier souci a été de faire un bateau capable de gagner le Jester. Il y a deux ans, Harry Morrs m'avait demandé de lui construire un tel type de bateau. Puis Mike Birch est venu. Puis Walter Green. Puis le chantier qui le construisait a décidé d'en acheter un. En tout, sept Vals ont été construit jusqu'à présent. - La caractéristique la plus frappante des Vals est leur curieuse forme arquée, que l'on ne trouvait pas sur Three Cheers. Les formes plates ne sont- elles pas plus efficaces? - Si, évidemment. Mais les Vals ont avant tout été dessinés pour rentrer dans la jauge du Jester, avec une flottaison limitée à 28 pieds. Or, pour une course d'une vingtaine de jours, il faut pouvoir emporter un minimum d'équipement: ce poids minimum se traduit en volume supplémentaire. J'aurais pu augmenter le maître-bau de la coque principale, mais une des conditions de vitesse d'un multicoque est d'avoir un rapport longueur/largeur relativement important. Sur Three Cheers, il est de 13. Sur le Val, je suis descendu jusqu'à 10 mais c'est, à mon avis, le minimum. Quant au reste du volume, je l'ai placé en creusant un peu la coque au centre du bateau. - Vous auriez pu aussi dessiner une coque plus en U qui aurait diminué la surface mouillée... - C'est un peu la solution que j'ai retenue, puisque la coque des Vals est plus en U que sur Three Cheers, mais je voulais avant tout conserver ces formes en V car elles favorisent la manoeuvrabilité, et je crois que c'est fondamental dans le gros temps. - Mais pourquoi garder le V constant jusqu'à l'arrière? Des architectes comme Derek Kelsall ou Mac Alpine Downie dessinent des formes arrivères plus plates. - Les formes arrières plus plates favorisent certainement le départ au surf, mais je pense qu'elles sont un handicap dans la grosse mer, où ce n'est plus tellement la vitesse maximum qui est importante, mais plutôt la manoeuvrabilité. A mon avis, la meilleure façon de dessiner un bateau qui démarre est de le faire léger: c'est une autre manière de diminuer la surface mouillée. A mon avis, c'est préférable, plutôt que d'essayer de garder coûte que coûte des sections semi-circulaires. - En dehors de la légèreté, quels sont les facteurs qui font aller vite un multicoque? - Une des choses les plus importantes est le Bruce number, c'est-à-dire le rapport entre la racine carrée de la surface de voilure et la racine cubique du déplacement. Ce nombre est pratiquement constant sur mes bateaux (il varie de 1,4 à 1,7): que ce soit sur Three Cheers ou sur Third Turtle, la surface de voilure est importante. Un autre facteur primordial à mon sens est l'aérodynamisme des oeuvres mortes. J'ai toujours trouvé, par exemple, que Three Cheers était plus rapide que je ne l'avais pensé au départ, et je pense -- bien qu'il me soit difficile de le prouver -- qu'une des raisons en était la forme de la plate-forme de liaison qui améliore l'efficacité du courant d'air. - On ne peut pas dire, pourtant, que Friends -- le Val jaune qui est arrivé septième -- présentait des superstructures discrètes... - Oui, mais Walter Green n'avait acheté que la coque, et avait dessiné lui- même les superstructures. D'ailleurs, avant le départ, je lui avais dit que, s'il faisait une mauvaise place, je n'appellerais pas son bateau un Val! Maintenant, je suis fier de l'appeler Val... - Comment expliquez-vous la troisième place de Mike Birch? - Vous l'avez dit, c'est parce que c'était Mike Birch. Mike est un très bon marin, convoyeur de bateaux de profession. A première vue, il n'a pas l'air costaud, mais il est très rapide: d'instinct, il sait tout de suite ce qu'il faut faire. Et puis, il avait pu s'habituer, se marier au bateau en le menant en solitaire des Etats-Unis avant la course. A l'aller, avec des vents contraires, il avait mis 21 jours. Quant à Friends, pour vous donner une idée de la vitesse de ces bateaux au portant, il a mis 17 jours pour venir en Europe avec des vents favorables! - C'est quand même extraordinaire qu'un multicoque, donc un bateau pas spécialement réputé pour le près, et petit de surcroît, soit capable d'aller presque aussi vite que les monstres. - Ce qu'il faut bien voir, c'est qu'une Transat -- même celle-ci, qui a été particulièrement éprouvante -- est une course où vous retrouvez toutes sortes de temps. Et si, en raison de leur faible poids, les Vals ne peuvent plus avancer au près dans la grosse mer, à partir de force 8 alors, là où Club Mediterranée commence à tailler sa route, ils retrouvent largement leur avantage dans le temps moyen: Third Turtle a rattrapé le temps perdu à la cape en se "refaisant une santé" dans le dernier tiers du parcours. - A votre avis, un multicoque est donc capable de remonter aussi bien au vent qu'un monocoque; n'y a-t-il pas de problème de dérive plus important? - Absolument pas. Un Val ne remonte peut-être pas aussi bien qu'un 12 mètres JI, mais en tout cas comme un excellent IOR. Il est sûr qu'à 30 degrés du vent il ne peut plus avancer, mais faire huit noeuds à 45 degrés du vent c'est quand même honnête, non? Quant au problème de dérive par temps moyen, il n'est pas plus important; le V des coques est un facteur anti-dérive important. - Des plans de dérive asymétriques comme sur les Hobie Cat ne seraient-ils pas plus efficaces? - Il est vrai que les flotteurs asymétriques ont prouvé avec les Hobies qu'ils étaient efficaces; mais les flotteurs symétriques ont prouvé aussi leur efficacité. En fait, personne ne peut dire réellement quelle est la forme idéale, si formule idéale il y a. A mon avis, ce n'est pas le problème le plus fondamental. Ce qui me parait le plus important, et ce que personne ne souligne, c'est que le tirant d'eau du flotteur doit être très faible, et même nul en arrière du centre du bateau, ce qui permet de mieux annuler la dérive et ce qui diminue la surface mouillée par petit temps. - Il est certain que, dans le petit temps, la supériorité des multicoques n'est plus à démontrer mais, dans le gros temps, les problèmes de solidité ne deviennent-ils pas trop importants pour des structures dont la condition première est la légèreté? - En fait, les problèmes doivent être abordés de manière différente. Si vous me donnez un coup de poing alors que je me trouve au milieu de la pièce, j'encaisserai beaucoup plus facilement que si je me trouvais contre un mur. Parce que j'ai pu absorber le choc. Un bateau, c'est pareil: dans un choc, il ne faut pas que la structure soit totalement rigide, sinon elle accuserait trop le coup. - Prenons l'exemple de Kriter III, ex-British Oxygen, bien que le problème soit plus aigu sur un catamaran léger où une poutrelle doit supporter toute la compression alors que sur un trimaran c'est la coque principale. Jean-Yves Terlain a dit qu'il aurait mieux valu que les liaisons soient plus flexibles. De même, il pense que l'idéal serait d'avoir seulement deux bras de liaison, pour que les poutres travaillent moins en opposition que les cinq de Kriter III. - Il a raison. Mais, en fait, ce n'est pas la liaison qui doit être flexible, c'est tout l'ensemble qui doit pouvoir se déformer, légèrement bien sûr. C'est pourquoi mon expérience de constructeur m'a toujours fait préconiser des matériaux homogènes, pour l'ensemble de la coque, liaisons y compris. Je crois qu'il est très difficile de construire un multicoque avec plusieurs matériaux, car ils ont des caractéristiques différentes. - Ne pourrait-on imaginer un bateau conçu comme une voiture, avec un chassis et des flotteurs montés sur amortisseur? - En théorie, ce serait une bonne solution, mais il faut bien savoir que plus vous laissez un mouvement s'amorcer, plus il est difficile de l'arrêter. C'est le problème de l'énergie cinétique. Dans la grosse mer, un tel problème deviendrait vite insurmontable. - La plupart de vos bateaux, mis à part les Vals, sont construit en bois. Vous pensez que c'est le meilleur matériau? - Sans aucun doute. Pour un poids donné, la rigidité du bois est meilleure. Du moins tant qu'il est sec, car l'humidité lui fait perdre de 25 à 50% de sa rigidité. C'est pour cela que nous le recouvrons de polypropylène (meilleur que la fibre de verre pour protéger des impacts locaux contre lesquels le bois est mal préparé) et que nous l'enduisons d'époxy qui est un matériau véritablement imperméable, au contraire de la résine. Quant aux Vals, ils ont été construits en polyester pour les besoins de la série. Certaines des pièces, notamment les ponts et les bras de liaisons, contiennent également du kevlar. Avec une meilleure connaissance de ce matériau, je pense que nous pourrions descendre le poids d'un Val à 700 kilos, ce qui serait très excitant, à condition d'y adjoindre des ballasts pour la marche au près dans la brise. - Excitant, mais dangeureux. Que ce soit Gulf Streamer, Cheers ou l'un des Vals pendant sa préparation à la Transat tous ces multicoques ont chaviré un jour. Est-il possible de l'éviter? - Il n'existe actuellement aucun petit bateau naviguant -- multicoque et monocoque -- qui puisse se targuer de ne jamais chavirer. Il est un fait que, dans des conditions très dures, les multicoques comme les monocoques ne sont pas à l'abri d'un chavirage. - La solution des flotteurs semi-submersibles, qui permettent au bateau de soulager en diminuant la surface de voile offerte au vent tout comme un monocoque, n'est-elle pas une des manières de reculer les limites du chavirage? - Non, je crois que c'est une erreur, car le plus grand danger pour un multicoque est la mer: lorsque le flotteur sous le vent est à moitié engagé, la première grosse vague venue peut chavirer le bateau en agissant sur ce flotteur immergé comme sur une charnière alors que, normalement, le bateau aurait dû déraper à la surface de l'eau. - Il n'est donc réellement pas possible d'éviter le chavirage? - Non, et d'ailleurs je serais vraiment mal placé pour affirmer le contraire, puisque même un grand bateau comme Gulf Streamer a pu être retourné. En revanche, s'il n'est pas possible d'éviter le chavirage, il est possible de redresser le bateau sans aide extérieure en faisant "sancir", si l'on peut dire, la coque chavirée. Une des méthodes consiste à remplir complètement d'eau tout l'avant du bateau qui doit être condamné par une porte étanche. La conque s'enfonce alors à la verticale. Il faut ensuite envoyer au moyen d'un palan, en tête de mât -- ou en bout de tangon si l'on a démâté --, une réserve de flottabilité dont le rôle est de redresser complètement le bateau. - Outre le fait qu'une telle opération nécessite une mer parfaitement calme -- nous l'avons bien vu à Millbay Docks où Foggar, avec une méthode un peu comparable, a mis plus de deux heures pour redresser son malheureux Tornado -- ce système ne peut pas s'appliquer à des bateaux comme Gulf Streamer. - Dans un premier temps, il est clair que ce système n'est pas applicable à Gulf Streamer qui est trop grand. Mais le problème est déjà à l'étude sur des bateaux du Jester trophy comme Azulao le bateau de Derek Kelsall, sur lequel Nick Clifton a conçu de tels aménagements. Quant au problème de l'état de la mer, il est certain qu'une telle opération nécessite une eau calme, mais sur un multicoque les réserves de flottabilité sont suffisantes pour lui permettre de rester longtemps à l'envers, même si ce n'est pas leur position idéale: il suffit d'attendre. Cela a sauvé l'équipage de Gulf Streamer qui a vécu cinq jours à l'envers. Un monocoque au rouf arraché aurait peut-être coulé en deux minutes avec la même vague. - Gulf Streamer est mort, enfin pas tout à fait, puisque vous avez appris tout à l'heure qu'il avait été ramené en grand secret par les Russes à Odessa. Phil Weld vous a redemandé son frère jumeau, qui s'appellera Tribute. Est-ce le vainqueur possible de la prochaine Transat, ou bien dessineriez-vous un bateau différent si quelqu'un venait vous trouver avec un chèque en blanc en vous demandant de lui préparer le vainqueur? - D'abord, ce monsieur ne pourrait être qu'un Français, car en Amérique nous ne réagissons pas de la même manière vis-à-vis de cette course. De toute façon, je ne souhaite pas "acheter" une place de vainqueur. Je ne pense pas que ce bateau serait très différent de Three Cheers, même si cela peut paraître curieux de tenir ce propos, puisque c'est l'un de bateaux qui ont disparu pendant la Transat. En tout cas, un tel bateau ne ferait pas plus de 60 pieds de long. Dans le tour de l'Angleterre, qui me semble être un meilleur test des possibilités des bateaux qu'une Transat où la chance plus, Three Cheers et Gulf Streamer ne sont arrivés respectivement qu'une heure et trois heures derrière British Oxygen qui était quand même un des bateaux les plus rapides du monde. Alors, vous voyez bien que, même sans chèque en blanc, nous arriverons bien un jour à battre ces "bloodies Frenchmen" avec des bateaux qui auront coûté dix fois moins cher! Cheers, Daniel! - Non, non! Vous êtes en retard, maintenant, en France, nou levons notre verre en disant: Turtle... - "Dick Newick" Daniel Charles "Régates" magazine, No.23, octobre 1978, p.52 (Retapé par Emmanuel ROCHE.) En tant que spectacle, la Transat 1976 avait été une réussite: bateaux géants, tempêtes formidables, silence inquiétant de Tabarly... Même après la victoire inattendue de Pen Duick VI, on avait eu droit à un coup de théatre supplémentaire: dix-sept heures après les 72 mètres de Club Mediterranée, arrivait à Newport Third Turtle, un trimaran 8 fois plus court, 178 fois plus léger, 22 fois moins voilé et 70 fois moins cher que le monstre de Colas. Pour les non-initiés, cela tenait de la sorcellerie, mais les spécialistes disaient simplement que c'était encore un coup de Dick Newick -- ce qui, en tout état de cause, revenait au même. Dick Newick est architecte naval. Il n'a gagné ni Fastnet, ni SORC, ni Ton Cup -- aussi est-il pratiquement inconnu. On sait qu'il a vécu aux Iles Vierges, au Danemark et finalement sur une île près de Newport (USA) portant le délicieux nom de Martha's Vineyard (le Vignoble de Marthe). On sait aussi qu'il a eu l'audace de dessiner un prao (Cheers) pour la Transat 1968 et, chose plus grave, qu'il a été le seul à enregistrer un succès dans cette formule; en effet, tous les autres praos inspirés de Cheers ne furent jamais satisfaisants. Cheers, lui, marchait puisqu'il fit troisième à cette Transat de 1968. Dix ans et huit jours exactement après que le prao jaune soit arrivé à Newport, je me trouve en face de son créateur, Dick Newick. Pendant ces dix années, de nouveaux noms sont apparus au firmament de l'architecture navale: Peterson, Holland, Frers, Farr, Berret, Dubois; Newick, lui, est pratiquement resté ce qu'il était en 1968: un type qui dessine des bateaux bizarres. Pourtant, les nouvelles stars de l'IOR doivent surtout leur succès à des interprétations clairvoyantes de la jauge, et aux développements techniques qui ont permis ces interprétations. (Montez le gréément raide d'il y a dix ans sur un Bruce Farr, et vous transformerez un excellent bateau en pavé.) Newick n'a pas inventé une nouvelle interprétation d'une formule existante, il a tout bonnement inventé une nouvelle façon de naviguer, une nouvelle conception de la navigation. Bien sûr, ce n'est pas lui qui a introduit dans le monde du yachting la formule du catamaran (N.G. Herreshof), du trimaran (V. Tchetchett, entre autres), ni du prao (L.F. Herreshof). Mais l'approche de Newick est tellement simple, logique et radicale que les multicoques qu'il dessine ne sont semblables à aucun autre. Des bateaux hors du commun dessinés, très évidemment, par un homme hors du commun. Ce qui surprend, à l'écouter parler, c'est l'absence de sophistication de son propos. Les amateurs de discours pseudo-scientifiques et de poudre aux yeux seront déçus; il ne s'agit ici que de données simples, élémentaires. Par exemple, avoir un bon passage dans le clapot, descendre le centre de gravité le plus bas possible -- presque des lapalissades. Mais Newick colle à ces données simples avec un bon sens et une obstination de paysan. Peu lui importe la coutume qui veut que les bateaux soient comme ceci ou comme cela -- est-ce que cette coutume répond aux exigences fondamentales de vitesse, de tenue à la mer? Malgré ses 51 ans, Newick donne souvent l'impression d'avoir gardé la logique entêtée des enfants qui ne veulent pas se plier aux compromis acceptés par les grandes personnes et qui poursuivent les adultes en demandant, en accusant "Pourquoi?". Pourquoi traîner le poids mort d'une quille en plomb? Pourquoi s'épuiser à tirer sur 100 mètres carrés de voiles quand on pourrait aller aussi vite avec la moitié ou le tiers? Pourquoi avoir deux w.-c. sur son yacht quand un seul suffit à la maison? Pourquoi avoir un bateau si ce n'est pour naviguer vraiment? Pourquoi dépenser des fortunes sur des bateaux de course qui vont plus lentement que des multicoques moins cher? Pourquoi faire ainsi alors qu'on peut faire autrement -- et je vous le prouve qu'on peut faire autrement! La preuve par trois ------------------- Un après-midi frisquet de juillet (décidément, il n'y a plus de saison): soleil, vent force 4 à 5. Vineyard Sound est encore agité du clapot qu'a levé la tempête de la nuit. Le trimaran tire sur son corps-mort, au fond d'un mouillage particulièrement encombré: seul un bateau vraiment maniable peut réussir l'examen qu'est la sortie à la voile de cet enchevêtrement. Une erreur, et l'on se retrouvera soit sur un joli C&C 33 dont les propriétaires nous regardent partir avec étonnement -- soit plantés sur la jetée, et avec ce ressac... Mais tout se passe comme un charme, comme sur un monocoque bien mené. Notre bateau est un Val, un sister-ship du fameux bateau de la Transat, mais avec un plan de pont différent: maintenant, les trois coques sont réunies par une seule "aile" au profil extrêmement étudié. Je ne sais si les dignes représentants de l'establishement trouvent ce bateau joli -- peu importe. Ce qui compte, c'est qu'il dégage cette harmonie de la chose efficace, de l'objet qui répond à sa fonction; le Val n'a pas la beauté d'une boucle d'oreille en or, mais celle d'un sabot, d'une pipe, d'une chope de bière: une beauté d'objet usuel. Et, en même temps, il a l'agressivité d'un avion supersonique ou d'une voiture de course. Paradoxal? Non, logique, au contraire. Concorde ou une Formule 1 sont, à leur manière, des objets pratiques dont la beauté même a été exigée par les contraintes aérodynamiques auxquelles ils sont soumis. Pour le Val, ces contraintes sont le vent, la mer, la vitesse, et la légèreté. Un cockpit, c'est lourd n'est-ce pas? Bon, pas de cockpit. Sur chaque bord, il y a une toile coupe-vent tendue à la verticale sur un câble; à mi-hauteur de la toile, une autre pièce de tissu, horizontale celle-ci, toujours supportée par câble, fait office de banquette; poids total du cockpit: de l'ordre d'un kilo et demi, dix fois plus léger que le traditionnel cockpit de contreplaqué, moins cher et aussi confortable -- plutôt même plus. Ce cockpit en toile est typique du "style Newick". Il a décidé d'épargner des poids dans les hauts et, à moins d'une soudaine modification des lois de la physique -- par ailleurs fort peu probable -- rien ne le fera changer d'avis. De même, il a décidé que ses bateaux passeraient bien dans le clapot. Tant pis pour la surface mouillée -- on rajoutera de la voilure s'il le faut -- mais une forme de coque très étroite et profonde est choisie, avec une arête centrale bien marquée pour donner de la stabilité de route. Tant pis pour la vitesse en eau plate, mais la flottaison sera raccourcie au profit des élancement, ces indispensables "amortisseurs" de tanguage. Le volume de chaque coque augmente très progressivement avec son enfoncement: il n'y a pas de discontinuité entre les oeuvres mortes et les oeuvres vives, entre les superstructures et la carène, entre l'étrave et le reste de la coque. Et, à voir naviguer Val dans les vagues, on comprend la raison de ces lignes si fluides. Ce trimaran tangue à peine. Ses coques fines comme des couteaux transpercent chaque vague. L'avant n'écarte pas l'eau comme sur un monocoque, en projetant de côté une moustache blanche: ici, la surface est tranchée comme s'il s'agissait d'un tissu de soie, et une fine pellicule transparente jaillit sur les flancs en lieu et place de l'écume des monocoques. A sept noeuds au près à 40-45 degrés du vent, le bateau ne mouille pas. Les rideaux fluides que projette l'avant de la coque centrale atterrissent sur l'"aile" qui recouvre tout le centre du bateau, et cette eau file vers l'extérieur du tri'. L'équipage, protégé par cette même aile, reste au sec. Au près, on va déjà plus vite que n'importe quel autre bateau de 9,50 m de long. Mais, une fois qu'on abat, c'est la ruée. Val s'installe au largue à 11- 12 noeuds en permanence. Griserie de la vitesse? Personnellement, cela ne m'a pas impressionné du tout. Donnez-moi un monocoque gros et gras, le type d'animal que les pères de l'IOR voudraient nous faire admettre, roulant lourdement sous spi à un pauvre 8 noeuds, et je serai impressionné. Toute cette eau que l'étrave doit pulvériser, ce raz-de-marée collé à l'arrière, toute cette résistance de la mer font que cette vitesse, somme toute médiocre, mais acquise au prix d'une telle dépense d'énergie, est très spectaculaire. L'aisance en elle-même n'est jamais spectaculaire. Et le Val a de l'aisance à revendre. Malgré les vitesses atteintes, il ne tape pas, s'insère dans l'eau, se marie avec les vagues. Le trimaran file droit sur des rails, sans coup de lof ou abattée d'aucune sorte, tant et si bien qu'on a parfois l'impression que la barre est surtout là pour la satisfaction du skipper plus que pour la bonne marche du bateau... En naviguant sur Val, la surprise vient donc bien plus de la tenue à la mer que de la vitesse -- à laquelle on s'attendait. Ce passage dans le clapot est fascinant, un peu magique, incomparable avec celui d'un monocoque. Mais à quoi bon un bateau aussi extraordinairement marin si c'est pour le recevoir sur la tête au premier moment d'inattention? Entendons-nous: quand un trimaran chavire, c'est presque toujours en course, lorsqu'il est mené à son extrême limite. Dans ce cas, un moment d'inattention coûte cher. Mais on est assez éloigné des conditions d'utilisation en croisière. Il peut arriver qu'un bateau soit chaviré par une vague. Si c'est un monocoque, la scène est vite jouée: on bien il se redresse ou bien il coule, comme a été à deux doigts de le faire Yann Nedellec dont le Frioul 38 -- l'archétype du monocoque -- est resté 300 secondes quille en l'air avant de se redresser plein d'eau. Si c'est un multicoque, le chavirage est sans appel, mais le bateau ne sombre pas: lorsque Gulf-Streamer, dessiné par Newick, fut retourné par une vague, ses équipiers purent s'abriter pendant quatre jours et demi -- et, après leur sauvetage, le bateau flotta suffisamment pour être récupéré par un navire russe et emmené puis remis sur pieds à Odessa. On a donc le temps de redresser le trimaran mais il manquait tout de même un moyen pratique pour le faire; ce moyen semble exister à présent. Appliquant l'idée d'un jeune homme du San Salvador, Newick équipe maintenant ses bateaux de ballasts avant et arrière; il apparaît, en effet, qu'il est plus aisé de redresser un tri par l'avant que par le côté, et cette manoeuvre est théoriquement possible avec les ballasts actuels. Théoriquement. Ce qui est sûr, c'est que, d'entre tous les multicoques, ceux que Newick dessine sont parmi les plus sûrs -- ne serait-ce que par le soin qu'il apporte, tant à la répartition des volumes qu'à la chasse aux poids superflus. A l'instar des monocoques, les multicoques ne naissent pas tous égaux... Ce qui me tracasse, c'est que les multicoques, chavirables dans des conditions extrêmes, soient frappés d'ostracisme sous prétexte de sécurité -- alors que les vedettes à moteur, cent fois plus chavirables encore, sont trouvées tout à fait normales. Quelque chose m'échappe... Même si, jusqu'à nouvel ordre, le trimaran reste plus dangereux qu'un monocoque pour les courses en solitaire -- une occupation tellement dangeureuse en elle-même que le distinguo devient presque académique -- il n'y a pas de raison pour que ce type de bateau ne connaisse pas un véritable succès dans la croisière normale. Réponse du choeur des lamentation: "Mais il n'y a pas de place pour les multicoques dans les marinas!" C'est vrai que le port de plaisance est devenu une obligation; on a oublié qu'un multicoque pouvait s'échouer à chaque marée dans l'estuaire de la Somme, ou dans quelque petit port tranquille. Après un silence, nouvelle réplique du choeur des lamentations. "Faire de la croisière avec un Val, par exemple? Vous ne nous avez pas décrit les aménagements du Val!" C'est vrai, le Val est vide. Ce n'est pas l'espace qui manque; mais, à part deux bonnes couchettes (une troisième possible), une toute petite banquette, une cuisine (à prévoir) et un w.-c. (idem), il n'y a pas grand- chose. Newick en convient: "Il n'y a pas de marché pour ma sorte de trimarans. Ils ne logent pas six personnes." Ce sont des bateaux pour naviguer, non pour jouer à la résidence secondaire. Et la vraie navigation ne s'accommode pas de gadgets et autres bricoles. J'ai connu un voilier de 8,5 m, 6 couchettes, avec même une barre intérieure. C'était splendide au port mais aucune des couchettes n'était utilisable à la mer! Et vous trouvez normal que sur les protos IOR on vide les extrémités, mais que sur leurs dérivés de série, les mêmes extrémités soient vaigrées teck et recouvertes d'équipets? Dans "Common Sense of Yacht Design", L. Francis Herreshof raconte la visite que fit son père Nathanaël Herreshof à bord de Minerva, vers 1900: "J'ai dit que la cabine de Minerva était sans ornements (...) Comme nous nous asseyions, mon père (qui était un homme de peu de mots) dit: "Vous semblez puissamment confortable ici." Captain Clark compris ce qu'il voulait dire, mais vous, peut-être pas, alors je traduis: Il voulait dire: "Je ne vois pas une des ces satanées bêtises qui vous vaudront plus d'ennuis que de plaisir." Captain Clark répondit: "Oui, je dois y passer les meilleurs moments de ma vie: j'aime la Minerva et j'ai quelques livres avec moi." Voilà la fonction des emménagements... Une vérité subversive --------------------- En fin de compte, les idées de Newick sont subversives. Non seulement il propose une alternative à nos bateaux mais, en plus, à la façon de naviguer de la plupart d'entre nous. C'est même la conception de la régate qu'il conteste par ces actions. Il ne s'occupe pas de handicap (le premier arrivé est le vainqueur); s'intéresse uniquement au plaisir et à la vitesse, un point c'est tout; en agissant de la sorte, il conteste une idée de la compétition fondée sur le "mérite" plutôt que sur la vitesse. En effet, et les derniers ukases de l'IOR le prouvent suffisamment -- c'est la difficulté, l'adresse que l'on met à jongler avec une technologie de plus en plus complexe, qui apportent la victoire. On court contre le rating, pas contre le temps. On perd la vitesse de vue et, en même temps, on dédaigne les multicoques parce que c'est "facile", que ça va vite tout seul... Pour Newick, cette facilité est un argument supplémentaire. Comme je m'étonnais de la rusticité de l'accastillage de Val, et de son mât si raide, il jeta un coup d'oeil sur le sillage: nous filions 12 bons noeuds. "On peut aller vite sans se compliquer la vie avec le gréément." Il sait bien que, en utilisant toutes les ressources de grééments des monocoques de compétition, Val irait plus vite. Mais le faible gain qui en résulterait vaudrait-il la peine? Newick a travaillé avec le kevlar, avec la fibre de carbone; il manie en virtuose les techniques les plus récentes de bois moulé. Pourtant, ce passionné de vitesse est tout sauf un technolâtre. Il recherche "sa" beauté non par l'accumulation d'objets ou de moyens techniques, mais plutôt par le recours à une simplicité qui confine à l'ascétisme. Il a dessiné des bateaux très radicaux comme Cheers ou le nouveau prao que Nick Clifton alignera dans la route du Rhum. Pourtant, cette compétition commence à le fatiguer. "Je ne suis pas intéressé à faire de purs jouets pour des dilettantes", dit-il. "Je veux me concentrer sur des bateaux utiles." Cette fois, c'est le yachting lui-même qui est mis de facto en question. Mais n'a-t-il pas toujours été en marge, cet homme qui "faisait la route" quand ce n'était pas encore à la mode, qui a navigué sur les canaux quand on n'en parlait pas, qui a fait du charter quand le mot n'existait même pas dans notre vocabulaire? Ce végétarien qui s'est dessiné et bâti une maison de bois, cet homme sans compromis se trouble aux problèmes du monde. "Rome brûle, dit-il. Je suis concerné par le manque de pétrole, par les problèmes de survie." Etre indépendent, se suffire à soi-même: Newick garde ces idéaux des "pères de la nation américaine" tout en s'engageant dans les courants d'idées les plus modernes. Que ce soit pour ces idées ou pour les bateaux qui reflètent ces idées, Newick est un homme des frontières. Son dernier projet n'est pas un monstre pour une quelconque transat. C'est un trimaran de pêche, une conception communautaire avec un autre architecte, Jim Brown, et Phil Weld (le redoutable propriétaire de Gulf-Streamer et du nouveau Rogue Wave, deux grand tris de Newick). L'idée: les nations du tiers-monde ont beaucoup plus souffert que nous de la crise du pétrole. Que peut faire le pêcheur qui a abandonné ses coutumes ancestrales pour le hors-bord s'il n'a plus d'essence? Avec la même ingénuité qu'il a mise dans ses dessins de bateaux de course, Newick s'attaque maintenant à la conception d'une plate-forme de pêche stable, rapide et maniable, à construire dans des nations sans ressources industrielles. Il dessine un trimaran de 1100 kg, 1000 kg de charge utile, 9,5 m pour, par exemple, les pêcheurs de Côte d'Ivoire; le bateau sera -- pourquoi pas -- en bois moulé. Du bois, il y en a partout, même du bois tranché. Il faudra juste acheter de l'époxy (pour les collages) et du dacron (pour la voilure). L'accastillage? Nul. Le gréément? Un ou deux mâts non haubannés, comme ceux qu'employaient les pêcheurs d'huîtres américains en 1850. La construction? Un moule sommaire en forme de dos de tortue. Telle partie du moule sert pour faire un flanc d'une coque, telle autre une autre partie... Simple à l'extrême, mais construit en employant les techniques les plus modernes applicables sur place. Plus qu'aucun autre, Newick est conscient du pouvoir de la technologie. "Supposez que les polynésiens aient découvert le dacron et l'époxy il y a 1000 ans -- nous parlerions polynésien maintenant!" Mais, plutôt que d'être l'adorateur dévoué de cette technique si puissante, il préfère la dominer, la plier à ses propres exigences. Et maîtriser ses exigences, ne pas se laisser entraîner par le vertige du progrès. Son progrès, Newick, c'est de dessiner des bateaux extraordinairement marins, rapides et pas chers (Un Val coûte $25.000. Cher peut-être pour le "luxe" de ses aménagements mais, en regard du plaisir, c'est vraiment donné.), sans concession à une mode -- qui traîne décidément les pieds. Lui, Newick, est en marche. Au sujet des praos ------------------ Newick a été le premier à mettre en pratique une idée de Francis Herreshof, elle-même puisée dans les embarcations polynésiennes. Mais, alors que, sur les praos du Pacifique, la voilure est sous le vent, Newick place gréément et équipage dans la coque au vent. Quoique Cheers ait été une démonstration explicite, les expériences des autres -- dont le Sidewinder de Dereck Kelsall -- furent des échecs. Pour Newick, "les praos sont plus rapides parce que moins lourds, et avec moins de surface mouillée qu'un autre multicoque". Les problèmes de rigidité sont moins aigus parce que, le gréément n'étant pas étayé, peu importe si les coques restent exactement dans le même plan. En ce qui concerne la souplesse, Newick avait prévu sur le prao de Nick Clifton une coque sous le vent gonflable, et non rigide. Cependant, il a finalement abandonné le projet, l'estimant trop difficile à réaliser; toutefois, il a gardé un flotteur gonflable sur la coque principale pour empêcher le bateau de chavirer au vent. Quoiqu'ayant certains problèmes d'enfournement, Cheers était tellement bien balancé qu'il n'était même pas équipé d'un pilote automatique. Mais le prao, avec son changement de marche (l'avant devient l'arrière, au lieu de virer de bord) est "juste pour les courses transatlantiques -- le yachtman moyen ne serait pas heureux avec un prao". - "La Bande à Newick" Daniel Charles "Les Cahiers du Yachting", No.202, Octobre 1979, p.47 (Retapé par Emmanuel ROCHE.) Cheers -- à votre santé -- proclamait son étrave. C'était en 1968, au départ de la Transat, un prao jaune à foc vert aux couleurs de cacatoès. Lorsque l'on grimpait dans ce que Tom Follett, le barreur, appelait ironiquement sa cabine, on répétait "Cheers" -- à sa santé --. Mais, illico, on s'interrogeait sur la santé mentale du skipper. A tort, Cheers arrivera troisième à Newport... Quatre ans plus tard, Three-Cheers, un trimaran cette fois, voyait le jour. Les spécialistes qui s'étaient fait posséder une première fois s'intéressèrent de près au bébé à trois pattes. Certains allèrent même jusqu'à le trouver beau. 1976. Quatre ans, à nouveau, se sont écoulés. Dans la cinquième Transat, un Canadien de 45 ans franchit la ligne d'arrivèe à la troisième place. Michaël Birch -- son nom ne demeurera pas longtemps inconnu -- barre Third-Turtle (la troisième tortue), un petit trimaran de 9,75 mètres. (Les Cahiers du Yachting furent la seule revue à consacrer, avant le départ, un article à Michaël Birch et à son bateau.) Pour un peu, il damait le pion aux deux géants, Pen-Duick-VI et Club Méditerranée. Malgré leurs victoires, ces drôles de bateaux restent peu connus. La Route du Rhum va y remédier. D'un coup d'Atlantique, les pères d'Olympus-Photo et de Rogue-Wave, Walter Green et Dick newick, deviennent des têtes d'affiche. Incontestablement, une école américaine des trimarans est bel et bien née. Pourtant, de Cheers à Olympus-Photo en passant par Val et Rogue-Wave, il semble bien que ces bateaux ne soient pas les enfants de tel ou tel architecte génial. Loin d'être des oeuvres individuelles, ils seraient plutôt le résultat d'une heureuse collaboration au sein d'un groupe où chacun à son rôle à jouer. Bien sûr, Dick Newick apparaît comme le fédérateur et l'initiateur. Mais derrière lui, comment, par exemple, dissocier les frères Gougeon, constructeurs de Rogue-Wave et de Walter Green, l'architecte, alors que la conception et la réalisation du bateau ont été menées avec le même enthousiasme? (ROCHE> Phrase incompréhensible. Walter Green a été l'architecte de Olympus-Photo!... De quel bateau Daniel Charles parle-t-il?) Les options retenues ne sont plus l'expression d'un seul homme, mais de tout un groupe. Pour m'en convaincre, j'ai rencontré Dick et sa bande. La discussion démarre sur les multicoques. Mais, bien vite, les problèmes de structure des trimarans sont abandonnés. "Pourquoi, demande Meade Gougeon, la nature a-t-elle choisi les bois les moins résistants pour faire les plus grands arbres? D'ailleurs, si vous en croyez les calculs habituels de résistance des matériaux, ces géants ne devraient pas tenir debout. Les séquoias ou les cèdres rouges sont des impossibilités techniques. Alors, comment résistent-ils aux actions conjuguées de la pluie et du vent?"... Ce soir-là, on ne parla plus que de la façon dont les fibres travaillent à la compression et à la tension dans un tronc. Des réflexions moins gratuites qu'elles n'en ont l'air. C'est, en effet, grâce à une telle approche que Meade et son frère Jan ont mis au point leur fameux "West System". Cette méthode de construction composite bois-époxy a déjà donné naissance à Rogue-Wave, Olympus-Photo, Golden-Dazy, Circus-Maximus et bien d'autres yachts de première ligne (d'arrivée, bien sûr). Les avantages du "West System" sont énormes. Ainsi, sur Circus-Maximus, qui mesure plus de 20 mètres, le bordé pèse environ 7,5 Kg au m², un poids équivalent à celui d'un contreplaqué de 12mm. 3mm de moins que le bord d'un Corsaire! Explication: le bois, isolé de l'air par l'époxy, ne peut s'imprégner d'humidité. Or, un bois qui a absorbé 25% d'humidité perd jusqu'à la moitié de sa résistance mécanique. Le matériau n'est pas tout. Pour maîtriser la structure des bateaux, Meade a, durant 10 ans, conçu des trimarans qui luttaient sur un pied d'égalité avec les catamarans de Classe C, ceux de la petite Coupe de l'America. En 1969, il devenait champion d'Amérique du Nord des multicoques (NAMSA) avec le Victor-T. Aujourd'hui, les frères Gougeon ont provisoirement abandonné la construction navale pour se consacrer à un programme gouvernemental de construction d'éoliennes. Les pales sont en West, bien sûr... Cette reconversion embarrassa bien Phil Weld, désireux d'avoir un engin plus rapide que Rogue-Wave ("Vendre Rogue-Wave? Jamais! My beloved Rogue-Wave! Je le garde pour mes petits enfants.") pour participer à la Transat 1980. Car, à l'âge où l'on tend à se consacrer à la culture du dahlia, lui continue de cultiver sa folie de la vitesse et d'entretenir son envie de voir du pays. Le tout ponctué d'énormes éclats de rire, ainsi qu'il le fait à chacune de ses phrases. Résultat: le "MS-Moxie" est deux fois plus léger que Rogue-Wave mais conserve, toutefois, la même surface de voilure. Ses coques, sans équipement ni accastillage, ne pèsent que 3200 kilogrammes pour 15,24 mètres de long. Le secret? Le West, bien sûr. Et Walter Green. Cet architecte est un homme excessivement discret. On aurait plutôt tendance à le sous-estimer. Grossière erreur. Trois ans après la Transat 76 où il se classe 7ème sur un Val modifié, Green peut encore donner l'échantillonnage de son bateau. Plus tard, Green vient trouver Newick. Il lui annonce qu'il veut dessiner lui-même son prochain navire -- le futur Olympus-Photo -- mais il sollicite les conseils pour la coque centrale. (Les flotteurs étaient de flotteurs de Native, plans Newick.) Sans discuter, Newick aide celui qu'il sait être un concurrent en puissance. De fait, après ce royal coup d'essai, Walter Green se lance dans l'architecture navale. Outre le successeur d'Olympus-Photo, il vient de dessiner le nouveau Gauloise-IV d'Eric Loiseau. Ses plans diffèrent peu de ceux de Newick. Une constante chez les deux hommes: le soin apporté à la construction. "La forme des coques n'est pas le principal, explique Newick. Solidité, résistance au vieillisement, rigidité, etc, sont des facteurs plus importants." A tel point que la "bande" a conçu un bateau autour d'une méthode de construction: la courbure constante ("Constant Camber"). L'idée vient de Jim Brown. "Un moule unique très simple, précise-t-il, peut servir à faire les panneaux de bordé tant pour la coque que pour les flotteurs; voire même pour le pont." Jim et Meade Gougeon parviennent à passer du principe au procédé. Dick Newick dessine le bateau. Phil Weld finance et lance, grâce à ses relations, le projet qui n'est rien moins qu'un trimaran de pêche pour les pays en voie de développement. Le bateau est, en effet, extraordinairement simple à construire et solide. Son gréément, son accastillage très élémentaires rendent son prix imbattable: de l'ordre de 50 000 Francs pour un trimaran de 9 mètres. Le bateau s'appelle Sib, abréviation de "Small is beautiful". Une profession de foi. Si la construction apparaît comme primordiale, Newick a cependant une théorie bien précise sur les trimarans. Il ne croit pas aux flotteurs immergeables dont sont dotés les bateaux français. Selon lui, cela accentue le danger de voir la coque immergée faire un croche-pied au bateau, favorisant le retournement. "Le centre de carène, constate-t-il, doit se trouver au moins 10% en avant de celui de la coque centrale pour éviter les abattées intempestives. En outre, l'arrière des flotteurs doit être très fin et les sections en V, pour bien passer dans le clapot. Ce ne serait pas vrai en eau plate mais, un bateau, cela navigue sur l'océan." Et, en ce domaine, Dick Newick -- comme tous les autres membres du clan -- a le mérite de l'expérience. En juin dernier, il prenait part sur un Val à la course Newport-Les Bermudes. Une forte tempête et le voila qui reste à la cape trente heures durant, accroché à une ancre flottante fixée à l'étrave au vent. Son seul commentaire au retour: "C'est d'ici que l'on voit le mieux la façon dont les coques passent dans les vagues..." Conférence au sommet -------------------- Nous vous l'avions annoncé: Les Cahiers du Yachting et le Club des EMOM organisèrent, le onze septembre dernier, une conférence-débat avec Dick Newick, l'architecte de Rogue-Wave (entre autres). Un second invité: Meade Gougeon, constructeur du même Rogue-Wave et inventeur du West System, participait également à cette rencontre. C'est devant une salle archi-comble que Newick ouvrait le feu: "La technique des multicoques, affirmait-il, en est actuellement au même point que la technique aéronautique en 1905." Prenant le relais, Meade Gougeon fit une analyse des défauts et des avantages du bois. Puis, il se lança dans une explication du West System. Dick Newick devait ajouter des détails pratiques sur la mise en oeuvre de ce procédé et, en particulier, sur l'obligation de travailler dans un local chauffé. A plusieurs reprises, tant Newick que Gougeon insistèrent sur la nécessité de construire des bateaux d'une longue durée de vie. Comparant la technique bois/époxy (West System) et le sandwich polyester, Newick admet que "le temps de construction de VSD -- 3600 heures -- lui a semblé très court; il n'aurait pas été possible de construire un trimaran en West dans le même temps, mais sans doute n'aurait-il pas été nécessaire, dans ce cas, de s'arrêter quatorze heures aux Bermudes pour réparer. La discussion avec le public s'orienta alors sur la comparaison trimarans-catamarans. Selon Meade Gougeon, l'obligation pour un catamaran d'implanter mâture et gréément sur les poutres de liaison et non sur une coque entraîne une structure très lourde. Ainsi, toute possibilité de réaliser un catamaran plus léger qu'un trimaran semble écartée. Newick insistait sur le mauvais passage du catamaran au près dans une mer formée. Il ajoutait: "Si je devais concevoir un bateau pour promener de jour aux Antilles une vingtaine de personnes, je dessinerais un catamaran mais, pour les traversées océaniques, je prendrais un trimaran, ou un prao. Ce dernier me semble toujours l'idéal pour une course océanique, mais n'est bon qu'à cela." Il détaillait ensuite l'évolution de sa technique depuis le prao Cheers (1968) jusqu'à son descendant Azulao (1978); ce dernier, plus large que Cheers de 1,50m, porte 15 m2 en plus et, si le franc-bord milieu n'a pas changé, celui des étraves a été relevé de plus de 30 cm, supprimant la tendance à l'enfournement. Azulao courra la Transat anglaise an 1980 dans la catégorie Gipsy-Moth, alors qu'un plus petit frère (ROCHE> Lady-Godiva) courra dans la catégorie Jester. Tout naturellement, on en vint à parler de tenue à la mer; Yves Le Cornec et Denis Gliksman (qui se retourna, avec son père, sur Timex) firent part de leur expérience, pendant que Newick expliquait l'emploi de deux ancres flottantes sur des petits bateaux par mauvaise mer. Tous tombaient d'accord sur l'absolue nécessité de disposer de points d'ancrages particulièrement solides pour fixer ces ancres flottantes ou des trainards (pour la fuite par conditions extrêmes). La conversation porta ensuite sur les trimarans de croisière, pour lesquels, disait Newick, "la légèreté et les performances sont primordiales. Il n'y a pas d'intérêt à s'ennuyer avec plusieurs coques si ce n'est pas pour aller sensiblement plus vite que sur un monocoque." EOF