TOHUBOHU "Le Catamaran TOHU-BOHU a quitté Camaret à la poursuite de son tour du monde" "Le Yacht", No.3479, septembre 1955, p.6 (Retapé par Emmanuel ROCHE.) Le catamaran Tohu-Bohu a quitté Camaret le 25 août (1955), pour entreprendre sa croisière autour du monde. A bord se trouvent MM. Claude Genet et Claude Thiry. On se rappelle, qu'il y a un an, le 8 août 1954, le Tohu-Bohu jetait l'ancre devant l'anse du Tritschler à Brest. Le projet paraissait d'autant plus hardi que les cinq "parisiens" qui le montaient reconnaissaient volontiers leur inexperience -- totale ou partielle -- des choses de la mer. Ils avaient noms: Claude Genet, vosgien d'origine; Claude Thiry, né à Lille, demeurant à Paris (de même que Jean Moinet et Alain Peyratout), le cinquième homme se trouvait être Jean Pillon, poète à ses heures, qui, quant à lui, avait seulement le désir de gagner le Maroc, où il devait rendre visite à un ami. Ils exerçaient les uns et les autres les professions les plus diverses, dont aucune n'avait le moindre point commun avec la navigation. Dans un jardin du Perreux, nos cinq gaillards avaient travaillé d'arrache-pied à la construction de leur bateau, dont is avaient d'ailleurs dessiné les plans. Long de 9 m. 50, large de 4 mètres, d'un tirant d'eau de 65 centimètres, pour un déplacement en charge de 6 tonnes, formé d'un ensemble riveté et soudé, dont la solidité parut d'abord suspecte, le Tohu-Bohu appareilla le 15 avril 1954. Il remonta la Seine jusqu'à Rouen et Le Havre, avant de gagner Portsmouth, où la Royal Navy lui réserva un chaleureux accueil. De Portsmouth, le Tohu-Bohu et son équipage quelque peu improvisé reprirent la mer et, après une halte à Ouessant, une autre à Camaret, jetèrent l'ancre à Brest. Le Tohu-Bohu devait y demeurer un certain temps car, en cours de route, il avait révélé un certain nombre d'insuffisances qui se trouvèrent d'autant plus mises en évidence que, l'an passé, la Manche fut une mer terrible. Le capitaine Genet nota principalement que le plancher était beaucoup trop bas et qu'il était, par conséquent, indispensable de le surélever sensiblement pour avoir une chance de succès. Diverses réparations sommaires furent entreprises à l'arsenal de Brest, puis le Tohu-Bohu mouilla à Camaret, où les pêcheurs locaux et les techniciens camarétois leur apportaient une aide des plus efficaces. Néanmoins, la foi en l'avenir ne parut pas entamée chez nos navigateurs, qui se promirent bien de voguer à nouveau vers le large dès que la chose serait possible. Malheureusement, au fil des jours, l'attente parut longue à trois d'entre eux. Pillon, le premier, disparut. Il embarqua à bord d'un cargo qui faisait route vers le Maroc. Là s'arrêtait d'ailleurs son ambition. Quant à Moinet et Peyratout, ils reprirent le chemin de Paris et, peu après, déclarèrent renoncer au tour du monde sur le Tohu-Bohu qui ne leur inspirait qu'une confiance très nuancée. Ils se réservaient, indiquèrent-ils, de construire un autre bateau plus robuste, plus stable, et de reprendre la mer dans un an ou deux. Genet et Thiry étaient donc les seuls rescapés de la première heure. Ils rentrèrent à Paris avec pour objectif de réaliser des économies pour réparer le Tohu-Bohu. Claude Thiry était ingénieur agronome, Claude Genet, dessinateur industriel. Le premier fit, dans le Jura, des conférences sur l'alimentation du bétail, le second participa au dessin de l'aménagement du wagon particulier du président de la République. Ils réussirent ainsi à "mettre de côté" quelques centaines de milliers de francs, et, quand le printemps vint, ils se retrouvèrent à Paris et prirent un billet de chemin de fer à destination du Finistère. Ce n'est pas sans une certaine émotion, on s'en doute, que les deux jeunes gens revirent le Tohu-Bohu que les "coups de tabac" de l'hiver dernier n'avaient pas trop éprouvé. Sans perdre un instant, ils se mirent au travail... Les Camarétois firent bon accueil à Thiry et Genet, mais il faut bien admettre que leur sympathie était teintée d'une bonne dose de scepticisme: ce bateau, dont les lignes étaient aussi bizarres que le nom, n'inspirait confiance à aucun marin. Quant aux succès de l'entreprise, personne à Camaret n'aurait voulu parier un franc dessus. L'atmosphère changea rapidement. Les deux jeunes gens se mirent à la tâche avec une ardeur forcenée: 10 heures par jour de découpage, soudure, rivetage, etc... Au bout de 15 jours de ce régime, le rythme de leur travail ne s'était pas ralenti: cela forçait l'admiration et la sympathie réservée du début se mua en une véritable amitié. Les vieux pêcheurs, en hochant la tête, déclaraient: "Ils savent ce qu'ils veulent, ces petits jeunes gens". Des solutions judicieuses S'ils le savaient!... Le problème de la transformation du Tohu-Bohu n'avait jamais quitté leur esprit et ils avaient fini par trouver des solutions que chacun s'accordait à reconnaître judicieuses. Genet et Thiry commencèrent par découper entièrement au chalumeau le plancher du roof central. Quand cela fut fait, ils posèrent un autre plancher, surélevé à l'avant et à l'arrière, moins exposé donc au choc des lames. Puis, sous chacun des flotteurs, une robuste quille fut fixée. Le gouvernail central fut enlevé et remplacé par deux safrans à l'arrière de chaque flotteur. La surface de la voilure fut augmentée, passant de 60 m² à 100 m². Un magnifique compas fut installé à l'arrière, et de solides caillebotis placés pour permettre une manoeuvre plus facile des voiles. Il y a un mois, Genet et Thiry ont trouvé la récompense de leurs efforts: le Tohu-Bohu a pris la mer, et son comportement est apparu satisfaisant. Sa stabilité et sa maniabilité, notamment, ont fait de grands progrès. Quant à la vitesse, elle s'est heureusement ressentie de l'augmentation de la voilure. "Par vent de travers, nous naviguons à 4 ou 5 noeuds. Par vent arrière, nous atteignons 6 à 10 noeuds." De fait, l'équipage du catamaran a invité plusieurs fois des marins camarétois à les accompagner dans leurs sorties d'essai. Tous ont été surpris de la vitesse du Tohu-Bohu. "Je voudrais que vous disiez toute notre reconnaissance aux Camarétois. Si nous avons fait tout le travail nous-mêmes, si nous avons acheté de nos propres deniers le matériel nécessaire, c'est gratuitement que les chantiers camarétois nous ont prêté leur outillage. Les chantiers Dubigeon nous ont donné la tôle, et un constructeur de Fret nous a fourni la toile, payable au retour... "Notre intention est de faire escale à Lisbonne, puis à Cadix, Tanger, et les Canaries. "Profitant des alizés, nous gagnerons alors les Antilles, où nous devrons vraisemblablement séjourner quelque temps, pour renflouer non pas le bateau mais nos finances. "Après quoi... à Dieu vat... nous poursuivrons notre périple... nous mettrons le temps qu'il faudra... notre but, en effet, n'est pas de réaliser une performance, mais de voir du pays... Nous y parviendrons." - "Le TOHU-BOHU fait route vers la Martinique (ou les premières étapes d'un tour du monde)" Claude Thiry "Le Yacht", No.3495, 24 décembre 1955, p.11 (Retapé par Emmanuel ROCHE.) Nos lecteurs connaissent déjà Claude Genet et Claude Thiry, deux parisiens d'une trentaine d'années qui ont construit eux-mêmes, avec l'aide de deux camarades, un catamaran en acier afin de faire à son bord le Tour du Monde. Partis le 25 août dernier (1955) de Camaret, les deux navigateurs ont gagné par étapes l'Espagne, puis le Portugal, Madère et enfin les Canaries d'où ils ont appareillé, fin décembre (1955), à destination de La Martinique. Claude Thiry commence aujourd'hui le récit de ce voyage qui est une Grande Aventure, puisque lui et son camarade ont plus de foi que d'expérience et infiniment plus de joie dans le coeur... que d'argent dans leur escarcelle! Camaret, jeudi 25 août (1955) Voici enfin arrivée l'heure du grand départ! Nous en avons si souvent rêvé!... Nos amies et amis quittent à regret le pont du Tohu-Bohu, qui est devenu aussi un peu "leur" bateau. Ils nous ont aidés à effectuer les derniers préparatifs, les derniers rangements; une dernière fois, elles ont fait notre petite vaisselle et tout astiqué... Une bonne bouteille nous a donné l'occasion d'échanger mille voeux, et tandis que, groupés au pied du phare, tous agitent leurs mouchoirs et chantent à pleine voix: "Ce n'est qu'un au revoir...", nous mettons notre petit moteur en route et dérapons l'ancre. Il est 9 heures et demie. Nous avançons au moteur quelques minutes seulement, le temps de nous dégager des bateaux au mouillage dans le port, puis nous le coupons, faisant confiance à une légère brise qui souffle du Nord et qui consent à gonfler nos voiles, toutes dehors: foc, trinquette, grand'voile, flèche et dundee. Ainsi gréé, notre catamaran doit avoir fière allure! Nous virons de bord impeccablement et mettons le cap au Nord-Ouest, afin de déborder la pointe du Grouin. La grande jetée de Camaret diminue à vue d'oeil, bien que nous soyons au plus près et que la brise soit légère. Pour que Notre- Dame de Rocamadour nous protège durant notre longue croisière, nous la saluons respectueusement, en passant devant elle, de trois coups de corne à brume, en hissant trois fois le pavillon. Pourquoi ne pas avouer que nous sommes très émus tous les deux!... Nous quittons nos familles, nos amis de Camaret qui nous ont si gentiment aidés, et la terre de France... Quand les reverrons-nous?... Après avoir doublé la pointe du Grouin, la brise tombe: nos voiles battent lamentablement et nous n'avançons plus guère. Un chalutier de Camaret qui vient à nous croiser nous offre la remorque. Fièrement, nous refusons. Et nous refusons aussi de mettre notre moteur en marche. Nous avons décidé de faire le tour du monde à la voile et nous ne sommes pas pressés! Heureusement, le courant de jusant, sortant de la rade de Brest, nous pousse doucement vers le large. Nous avons bien choisi l'heure de notre départ. Bientôt, d'ailleurs, une petite brise de Nordet nous fais l'honneur de se lever et ravive notre confiance. Elle ne nous quittera plus qu'en Espagne. Les côtes s'estompent rapidement, d'autant plus qu'une brume de chaleur en rend les contours indécis. Nous sommes seuls, Claude et moi, au milieu de l'Océan; l'excitation du départ est tombée et l'émotion pèse plus lourdement sur nos épaules... Les formes étranges du Lion et la silhouette grandiose des Tas de Pois seront les dernières images que nous emporteront de la France... Nous mettons maintenant le cap franchement au large: nous avons fait régler notre compas hier et nous avons confiance en lui. Mieux vaut déborder de loin les rochers avancés de l'Ile de Sein ("Qui voit Sein voit sa fin!" plaisante Claude). Plus tard, la nuit tombée, nous nous repérons sur le phare d'Ar-Men. Le départ nous ayant occasionné mille fatigues, nous décidons de bien dormir; aussi abattons-nous grand-foc et dundee pour ne garder que trinquette et grand'voile et nous poursuivons notre route vers l'Ouest, vers le grand large, pour être définitivement à l'abri des pièges dangereux des côtes du Finistère. Rencontres nocturnes Le Tohu-Bohu se permet de tenir sa route, barre amarrée droite, à peu près à toutes les allures. Cet avantage, il le doit surtout au deux longues quilles que nous avons passés sous les coques et au gréement de ketch très étalé sur la longueur. Par petit vent et sous petite voile, nous avançons lentement dans l'obscurité. Mais l'aiguille du loch indiquera pourtant, à l'aube, 74 milles parcourus depuis la Parquette. Ni Claude ni moi n'aimons les horaires stricts, soigneusement établis à l'avance. Nous nous partageons les quarts en fonction de notre fatigue. Quand l'un de nous en a assez, il se couche et l'autre veille. Un roulement assez régulier finit d'ailleurs par s'établir tout naturellement au bout de quelques jours: pour l'un, veille de 20 heures à minuit, sommeil de minuit à 4 heures, ainsi de suite... Nous apercevons de loin les feux de plusieurs cargos qui suivent à peu près la même route que nous. Par une nuit plus noire, il faudrait veiller plus attentivement... pour que nous ne risquions pas d'être frôlés de trop près par ces mastodontes. Confortablement installé dans le cockpit, je rêve. Je rêve aux merveilleux rivages que va nous permettre de découvrir ce bateau dont la construction nous a coûté tant de peine. Quand la brise forçit, vers le petit matin (vendredi 26 août 1955), nous rehissons flèche et grand foc. De temps en temps, nous surveillons le compas, notons le cap et la distance parcourue d'après le loch. Grâce à ces deux éléments, nous savons à peu près exactement où nous sommes; nous traçons la ligne qui joint notre position au cap Villano, extrémité Nord-Ouest de l'Espagne. Nous en déduisons le cap à suivre, ce qui nous met plein vent arrière. Nous établissons alors le grand foc et la grand'voile (qui sont de surfaces égales), en ciseaux, l'un à bâbord, l'autre à tribord. Ces 60 mètres carrés de toile nous font filer six noeuds. La mer est vraiment hâchée, car le vent de Nord-Est contrarie la grande houle d'Ouest qui est particulière à cette partie de l'Atlantique. A la vitesse où nous allons, l'équilibre du bateau est relativement instable: la barre demande à être surveillée de près. Fréquemment, une lame un peu forte fait embarder le bateau: il faut le remettre immédiatement sur sa route, sous peine de masquer le foc ou d'empanner la grand'voile qui, balayant le pont en passant d'une amure à l'autre en toute vitesse, risquerait de tout casser: bôme, pic, écoutes ou haubans... A midi, tandis que nous dévorons un succulent boeuf aux carottes, Claude, dont c'est le tour de quart, a un oeil sur son assiette et un sur la barre. Hélas! cette vigilance n'empêche pas que la catastrophe tombe sur nous comme la foudre. La bôme, d'un seul coup, passe sur l'autre bord, l'attache de l'écoute se brise et le gui, libéré, vient fracasser le porte-fanal croché sur les haubans de tribord. C'est la première avarie, heureusement sans gravité. Des petits bouts de cordages nous permettent une réparation sommaire en attendant la première escale. A minuit, ce jour-là (vendredi 26 août 1955), le loch indique que nous avons parcouru 152 milles, soit presque la moitié de la distance Camaret-Vigo. Le lendemain soir (samedi 27 août 1955), vers 21 heures, 278 milles. Nous devrions apercevoir l'éclat des premiers phares de la côte d'Espagne. Malgré un vent généralement faible, nous avons parcouru 130 milles en 24 heures. Cela nous parait magnifique! Les jeux du compas et du hasard Mais l'absence de feux sur la côte espagnole nous préoccupe: le compas n'est- il pas déréglé? A moins que ce ne soit le loch? Quelque chose, en tout cas, ne va pas puisque la terre n'est toujours pas en vue. Nous cherchons notre position par T.S.F. à l'aide du système Consol: nous la trouvons beaucoup plus à l'Ouest que notre estime. Pour plus de sûreté, nous mettons le cap franchement au Sud-Est. Ce doute et cette correction vont nous faire perdre... quatre jours! Car nous avons découvert, plus tard, que la côte d'Espagne est presque toujours masquée par la brume. Dix milles de plus sur notre route précédente et nous serions tombés sur le phare du Cap Villano! Le dimanche matin (28 août 1955), sur notre cap au Sud-Est, toujours rien. Rien, sinon de petits thoniers espagnols, aux couleurs vives, que nous croisons de temps à autre. Un port, donc, n'est pas loin. Lequel? (A suivre.) - "Le TOHU-BOHU fait route vers la Martinique" Claude Thiry "Le Yacht", No.3496, 31 décembre 1955, p.7 (Retapé par Emmanuel ROCHE.) Claude Genet, qui est à la barre, manifeste depuis un moment son inquiétude en observant la ferrure de pic qui paraît tordue. Comme, sans cesse, sous la poussée de la grand voile, le pic donne des coups terribles, on peut se demander si la ferrure tiendra. Peut-être l'avons-nous prévue trop faible? De fait, soudain, elle casse, et nous préférons amener la grand voile, de crainte qu'elle ne se déchire. Mais il nous faut de la toile si nous voulons avancer -- d'autant plus que le vent s'entête à faiblir. Nous en avons heureusement en réserve. Nous établissons dont une voilure de fortune avec une trinquette en place de la grand voile et une autre en voile d'étai devant l'artimon, en renvoyant l'écoute du flèche au sommet du mât d'artimon. Victoire! Notre système fonctionne à merveille: le Tohu-Bohu reprend rapidement de la vitesse. Les pêcheurs espagnols que nous croisons semblent n'en pas croire leurs yeux: "drôle de bateau, drôle de voilure!" doivent-ils penser. Pour la quatrième fois depuis notre départ de Camaret, la nuit tombe, accentuant ou diminuant, selon les caractères, cette sensation d'immensité, d'infini, que l'on éprouve au milieu de l'Océan. Mais, brusquement, devant nous, les feux de la côte apparaissent. Chronomètre et livre des feux en mains, nous essayons de les reconnaître. Mais nous y perdons notre latin: de Santander à Lisbonne, rien ne correspond. Nous recommençons à chercher, avec opiniâtreté et nous finissons par nous y retrouver. Nous sommes devant le cap Prior et, au delà, les îles Sisargas... Nous comprenons que notre première estime était la bonne, que notre compas et notre loch fonctionnent parfaitement! Comme nous avons eu tort de ne pas nous fier à eux! Nous serions depuis longtemps à Vigo, qui se trouve à quelque 100 milles de notre position. Pour arranger les choses, la brise tombe tout à fait: nous n'avançons plus. Durant toute la journée de lundi, nous stagnons devant les îles Sisargas -- ce qui nous donne le loisir d'admirer leur sauvage beauté! Je prends même un bain fort agréable. Mais je n'ai plus du tout envie de recommencer quand, quelques heures plus tard, je vois un requin de deux mètres cinquante rodant à une dizaine de mètres du bateau. Dans la nuit de lundi à mardi (du 29 au 30 août 1955), une très petite brise se lève et nous permet d'avancer un tout petit peu. La brume est d'ailleurs fort dense. Mardi matin, nous sommes de nouveau encalminés, non loin de la baie de Camarinas -- hélas! Une légère brise du sud, l'après-midi, nous oblige à tirer un bord pour revenir presque à notre point de départ. Nous aurons parcouru 7 milles en 24 heures! La nuit suivante, toujours beaucoup de brume et pratiquement pas de vent. Comme nous nous trouvons sur la route des cargos, leurs sirènes de brume nous parviennent sans cesse, déchirant l'obscurité de leurs plaintes sinistres, et nous signalent leur présence bien avant qu'ils ne surgissent, à quelques mètres de nous. En écho, je m'essoufle dans notre corne à brume, empêchant Claude de dormir. Mercredi (31 août 1955), nous reprenons lentement notre route et, après le cap Tornana, approchons du dangereux cap Finisterre. A la vitesse -- si l'on peut dire! -- de deux noeuds. C'est plutôt le courant que le vent qui nous entraîne, pour doubler ce terrible cap, à quelques centaines de mètres, vers 22 heures. Sa sirène, vraiment lugubre, nous fait adresser d'ardentes prières au dieu des vents. Le phare, qui n'est qu'à trois ou quatre milles, ne réussit pas à percer le brouillard et demeure invisible. Dans la nuit, une aimable brise du Nord se lève enfin, chassant le brouillard et nos inquiétudes. Nous reconnaissons sans peine, devant nous, le feu de la pointe Insua, puis celui du cap Corrubedo et celui de l'île Salvora. Bref, nous serons demain à Vigo. Jeudi (1er septembre 1955), le temps s'est remis au beau: soleil et jolie brise arrière. Nous avançons à bonne allure en longeant la côte, au milieu d'une flotille de toutes petites barques de pêche à voile latine ou livarde. Et nous prenons un vif plaisir à les voir remonter le vent à toute vitesse, gîtant à toucher l'eau du bout de leurs écoutes! Très colorée, dominée à quelque 500 ou 600 mètres de pics majestueux et de sierras désertiques, la côte est magnifique. Vers quatre heures, enfin, nous embouquons à pleine vitesse la passe nord de la baie de Vigo, entre le Cap del Horne et les îles Cies. Il y a 7 jours et 7 heures que nous avons quitté Camaret. Nous hissons le pavillon espagnol et faisons une rapide toilette: depuis une semaine, nous ne nous sommes pas rasés et quère plus lavés. Quel que soit l'amour que l'on a de la mer, je crois bien que le plus agréable moment d'une traversée est celui où l'on arrive au port. Nous chantons de joie, ravis de notre bateau, ravis de ce merveilleux paysage, ravis à la pensée de tous les enchantements qui nous attendent... Première escale Vigo, (jeudi) 8 septembre (1955). Nous avons reçu au Real Club Nautico, de Vigo, notre première escale, un acceuil extrêmement sympathique. Son Club house est d'une magnificence inouïe; on y est traité comme des princes; tous ses services -- salles de sport, douches, salons de lecture, etc... -- sont mis gracieusement à la disposition des visiteurs. Ce confort et la splendeur de certaines constructions très modernes -- parmi lesquelles un gratte-ciel! -- offrent un contraste saisissant avec la pauvreté apparente de la population. Quelques sommets dénudés surplombant de hautes collines boisées entourent la magnifique baie de Vigo. Ce port est d'ailleurs l'un des plus importants de l'Espagne pour la pêche et le trafic. Il est entouré d'un vieux quartier -- El Berbès -- fort pittoresque avec ses ruelles étroites, pavées de dalles énormes et ses maisons typiquement espagnoles, aux balcons de fer forgé et aux murs intérieurs recouverts de mosaïque aux dessins variés. Les femmes y déambulent gracieusement, malgré les très lourdes charges (parfois plus de 50 kg) qu'elles portent en équilibre sur la tête. Voici une semaine que nous sommes dans ce port enchanteur et nous avons pu effectuer toutes nos petites réparations. Nous allons reprendre la mer prochainement. (A suivre.) - "TOHU-BOHU fait route vers la Martinique" Claude Thiry "Le Yacht", No.3497, 7 janvier 1956, p.3 (Retapé par Emmanuel ROCHE.) Cascaïs, (dimanche) 19 septembre (1955). Nous avons quitté Vigo le (samedi) 10 septembre (1955) à 17 heures et arrivons à la même heure, trois jours plus tard (mardi 13 septembre 1955), à Cascaïs qui est un petit port à l'embouchure du Tage, à quelques kilomètres de Lisbonne. Deux cent quarante milles en trois jours, ce n'est pas si mal, compte tenu de la grande irrégularité du vent dans ces parages. Peu après avoir quitté Vigo, nous sommes restés encalminés au milieu de la baie jusqu'à minuit, où une forte brise de nord-est s'étant soudain levée nous fait filer très vite entre les Iles Cies et la côte, au milieu de maintes petites barques de pêche sans feux, dont les occupants, visiblement fort inquiets, agitent frénétiquement leur cigarettes allumées pour nous signaler leur présence. Cette brise se montre très inégale jusqu'au matin; mais le loch indique pourtant quarante milles. Dans les 24 heures qui suivirent, de longues périodes de calme alternées de petits coups de vent ne nous permettent de gagner que cinquante milles vers le sud. Etant vent arrière, la grand voile est difficile à maintenir en place et nous l'amenons pour établir à l'avant grand foc et grande trinquette déployés de chaque côté du grand étai et maintenus en place par des tangons. Le bateau, ainsi tiré par le vent, embarde moins. Mais il ne tient pas encore très bien sa route. (A la prochaine étape, nous installerons un système de pilotage automatique par trinquettes jumelles mis au point par Marin-Marie, qui nous permettra de faire de longues routes vent arrière sans toucher à la barre.) Peu à peu, le vent forcit. Le loch tourne à toute vitesse et, mardi (13 septembre 1955), à l'aube, nous passons entre le cap Carvoeiro et les Iles Berlingues. Nous croisons un gros langoustier de Douarnenez qui se déroute pour venir nous dire bonjour. S'il va décharger à Camaret, il donnera de nos nouvelles à tous les amis que nous y avons laissés. Le vent continue à forcir et des lames déferlantes se pressent derrière nous: elles ont 4 à 5 mètres de creux en moyenne et, soulevant l'arrière du Tohu-Bohu, nous font faire des bonds de dix mètres en avant! Le loch s'affole, mais notre bateau se comporte magnifiquement: il n'y a pas une éclaboussure sur le pont. Soudain, le tangon du grand foc cède au point d'écoute et nous devons rentrer la voile. Nous n'avons plus dehors que la trinquette: 12 mètres carrés de toile. Cependant, notre vitesse se maintient entre 6 et 7 noeuds. Nous avons gréé une ligne à thons, bien débordée du bateau avec une longue canne à pêche pour qu'elle ne s'entortille pas dans le loch. Soudain, une vingtaine de thons nous dépassent à tribord et quelques uns même, je crois, passent entre les deux coques. Ils vont si vite qu'ils n'ont pas dû avoir le temps de voir notre hameçon. Le Cap Roca, pointe occidentale extrême de l'Europe, nous apparaît sous la forme d'une impressionante falaise verticale, haute d'une cinquantaine de mètres que d'énormes lames attaquent avec impétuosité. Nous avons maintenant par le travers un vent du nord qui souffle de plus en plus fort. Nous avons établi le dundee et nous nous attachons à demeurer aussi près que possible de la côte, afin de n'avoir pas trop de vent à remonter pour entrer à Cascaïs. Nous avons, en effet, quelques difficultés en arrivant devant ce port: nous essayons d'avancer au moteur, mais sans succès, le vent est trop fort. Rien d'autre à faire que de hisser à nouveau la grand'voile pour tenter de remonter le vent. Et nous sommes tout fiers et tout heureux en constatant que le Tohu- Bohu répond à merveille, à cinq quarts du vent. Nous aurions plaisir à le contempler de loin; il doit être superbe, filant ainsi ses 6 ou 7 noeuds, la coque au vent plus qu'à moitié sortie de l'eau! Et, bientôt, nous jetons l'ancre devant une ravissante plage enchassée de rochers rouges et dominée de maisons qui, avec leurs toits plats de vieilles tuiles, leurs volets et leurs stores de couleurs vives, sont fort pittoresques. Une flottille de petits bateaux de pêche attend la nuit pour aller pêcher la sardine; et, çà et là, quelque magnifique yacht dresse fièrement vers le ciel sa haute mâture. Nous avons l'impression délicieuse que nous sommes en vacances... Nous aurons ici beaucoup moins de réparations à faire qu'à Vigo. Tout juste quelques petites mises au point à effectuer dans le gréement. Nous allons donc pouvoir nous reposer et nous promener en touristes. Cascaïs, le (jeudi) 29 septembre (1955). Le Portugal nous a conquis. L'influence française y est très nette (tout le monde ou presque parle notre langue) et ses habitants sont extrêmement sympathiques. Voici quinze jours que nous sommes en escale à Cascaïs. Nous n'avions pas prévu d'y rester si longtemps, mais le pays est si agréable et nous y sommes retenus par des amis si charmants que nous aurons probablement beaucoup de peine, dans 2 ou 3 jours, à nous décider à le quitter pour Madère. En revance, le port de Cascaïs est extrêmement mauvais. C'est une petite baie largement ouverte de l'Est au Sud-Ouest. Le fort vent du Nord qui y règne généralement à cette époque n'agite pas trop la mer dans le port mais complique dangereusement les opérations de débarquement. Notre canot pneumatique offrant trop de prise au vent, nous avons fait construire une petite prame, très légère, en contre-plaqué. (Nous avons englouti dans cette "folie" presque tout l'argent qui nous restait.) Pauvres de nous: Au premier essai de débarquement avec cette prame, par un vent du Nord assez violent, nous avons été irrésistiblement poussés au large et, sans le secours d'un providentiel bateau de pêche qui nous a recueillis, Dieu sait où nous nous serions retrouvés! Le soir de ce même jour, en essayant d'embarquer dans les rouleaux de la plage, la prame s'est retournée et nous nous sommes retrouvés complètement trempés, frigorifiés, avec du sable jusque dans les oreilles et profondément dégoûtés des bains nocturnes en baie de Cascaïs. Lisbonne est une ville magnifique où l'on respire, semble-t-il, l'air de Paris. Des hautes tours du château Saint-Georges, ancien repaire des Maures, on peut admirer le merveilleux panorama de ses sept collines qui dominent la "mer de paille", élargissement du Tage, sillonnée en tous sens de lourds, mais élégants, "caïques" aux grandes voiles blanches. Près de la tour de Belem, d'où partit Vasco de Gama pour découvrir les Indes, se trouve le petit port des yachts où se pressent côte-à-côte de magnifiques bateaux. A notre grande joie, nous y avons retrouvé la Santa-Maria, grand yacht danois de 18 mètres que nous avions vu à son passage à Camaret, au mois de juillet (1955) et rencontré une fois déjà à Vigo. Asker Kurt, son Capitaine, est un ancien commandant de la Marine Marchande qui, condamné par les médecins, a préféré finir ses jours sur mer, sur son bateau, et est parti, il y a quelque mois, du Danemark pour faire le tour du monde avec un équipier, un jeune Américain très sympathique. (ROCHE> Nommé Dick Newick...) Par malheur, la Santa-Maria s'est échouée à l'île d'Yeu et a subi de graves avaries, si bien que Asker Kurt a dû renoncer à son projet de traverses l'Atlantique et a décidé, à contre-coeur, d'aller passer l'hiver sur les côtes plus calmes de la Méditerranée. Nous en sommes désolés, car c'est un compagnon de route que nous aurions eu grand plaisir à retrouver tout au long de notre croisière. Deux escales, Vigo et Cascaïs, nous ont suffit pour découvrir ce qui fait à la fois le charme et la grande difficulté d'une navigation autour du monde comme celle que nous entreprenons; chaque nouvelle escale est plus agréable, plus passionnante, plus prenante que la précédente, et il faut de plus en plus de courage pour s'en arracher et reprendre la mer. Huit jours à Vigo, quinze jours à Cascaïs, combien de temps resterons-nous à Madère? Heureusement, la meilleure saison pour traverser l'Atlantique -- celle que nous avons choisie -- ne commence qu'à la mi-novembre, ce qui nous laisse encore presque deux mois avant le départ des Canaries. C'est pourquoi nous ne sommes pas, pour le moment, tellement pressés et prolongeons volontiers notre séjour dans un endroit aussi agréable que Cascaïs. Parmi d'autres agréments, ce port est aussi le paradis des pêcheurs. Sans parler de la sardine, très abondante à quelques milles de la côte, et que les trente ou quarante bateaux de pêche d'ici vont tranquillement ramasser chaque nuit. Quiconque possède un petit bateau peut pêcher facilement à la ligne, de cinquante à cent kilos de poissons variés en une journée sur les bancs du large. J'ai eu le plaisir de faire une partie de pêche avec un docteur de Cascaïs à bord de son petit côtre. En une demi-journée, nous avons pris 44 kilos de poissons, pour la plupart des pargos, sortes de daurades à la belle couleur rose, et dont le plus gros pesait ses douze livres. Poisson délicieux dont Claude et moi avons mangé pendant trois jours sans nous en lasser. Cascaïs possède aussi un Club Nautique très vivant, et c'est un plaisir de voir, le dimanche, en régates, les nombreux Stars, Dragons, et Snipes du Club, évoluer, rapidement, entre les bouées. La mer, quelquefois un peu dure, et le vent, souvent fort, y forment des skippers remarquables, concurrents dangereux des régates internationales. Quel beau sport, et quel dommage qu'il ne soit pas encore plus répandu en France, où les beaux plans d'eau ne manquent pas. Imaginez le spectacle d'une rade de Brest couverte de petits yachts! (A suivre.) - "TOHU-BOHU fait route vers la Martinique -- Servitudes et grandeurs de la navigation à voile" Claude Thiry "Le Yacht", No.3498, 14 janvier 1956, p.3 (Retapé par Emmanuel ROCHE.) Club Naval de Funchal, Madère, le (mardi) 11 octobre (1955). Pour partir de Cascaïs, nous avons dû attendre que les charmantes amies qui, telles des sirènes, nous y retenaient dussent, les vacances terminées, retourner à leurs études à Lisbonne. Dimanche (2 octobre 1955), dernière promenade en mer avec nos aimables Portugaises et, lundi matin (3 octobre 1955), nous faisons nos dernières provisions avant le départ. Cela ne va pas tout seul, car il ne nous reste exactement que cent écus (1.500 francs). Au marché, les fruits et légumes sont si appétissants que nous nous laissons tenter et que les tomates, raisins, carottes, oignons, pommes de terre et haricots s'amoncellent dans notre panier. Sortis du marché, nous allons à la boulangerie et c'est le drame! Nous avions commandé, samedi (1er octobre 1955), vingt-cinq petits pains d'un type spécial, se conservant bien, sans en savoir le prix. Les pains sont prêts, mais leur prix dépasse nos prévisions de plus du double. Nous avons beau discuter -- nous en français, le patron en portugais -- celui-ci ne veut rien savoir. Après une heure de débats, de guerre lasse, nous laissons au boulanger ses petits pains de luxe (150 francs le kilo) et allons chez un autre acheter du pain ordinaire, plus à la portée de notre bourse. Finalement, il ne nous reste que douze écus que nous sacrifions, le coeur léger, pour remplir notre bonbonne de 5 litres de vin. N'ont des soucis d'argent que ceux qui en ont un peu; ceux qui en ont trop ou pas du tout ne s'en soucient guère! Vers 4 heures, nous nous rangeons à quai pour faire le plein d'eau. C'est la première fois que les gens de Cascaïs peuvent voir de près le Tohu-Bohu qui était jusque-là ancré en rade. Ils ne s'en privent pas, et c'est à travers une multitude de jambes que nous devons faire passer le tuyau -- non sans éclaboussures! Vers 5 heures, nous quittons le quai et, après un petit slalom au moteur parmi les bateaux de pêche, nous hissons les voiles une à une, pressés que nous sommes de gagner le large avant la nuit. Sur le quai, des mouchoirs s'agitent, nous leur répondons avec mélancolie; nous laissons à Cascaïs un peu de notre coeur! Devant nous, 500 miles de route (la distance de Lille à Marseille) et le but à atteindre: une île de 50 kilomètres de long sur 20 de large, un tout petit point sur la vaste étendue de l'océan... Il s'agit de ne pas se tromper de direction! Une fois de plus, Claude Genet a tenté, hier, de faire le point dans le port de Cascaïs et, une fois de plus, il s'est retrouvé à 100 milles de là!... Pourtant, les calculs semblaient justes; d'où venait donc cette erreur? Finalement, après des heures de recherches, Claude a trouvé: la carte possédait deux échelles de longitude, l'une prenant comme origine le méridien de Greenwich, l'autre le méridien de Paris. Il avait pris l'une pour l'autre. Les calculs rectifiés tombent enfin juste; nous sommes indiscutablement à Cascaïs et nous trouverons Madère. La brise du Nord est forte mais régulière et nous décidons de garder le maximum de toile pour la nuit: dundee, trinquette, grand'voile et foc. Nous marchons grand largue, notre meilleure allure, et, malgré la mer très hachée, le Tohu-Bohu file ses six ou sept noeuds. Toute la journée du mardi (4 octobre 1955), nous maintenons l'allure et toute la nuit suivante. Le vent ne soufflant pas dans le sens de la houle qui est de Nord-Ouest, les lames sont très irrégulières et font embarder le bateau de telle sorte que nous sommes obligés de rester constamment à la barre. Douze heures de barre par jour, deux heures pour préparer et absorber les repas, une heure de vaisselle, nettoyage et petits travaux divers, une heure au moins pour s'habiller et se déshabiller, il ne nous reste que peu de temps pour dormir. Après les trois semaines de "farniente" à Cascaïs, ces premières nuits de quart sont bien pénibles. Assis à la barre, le vent dans le dos, il fait très froid. J'ai beau mettre un ciré par-dessus mon manteau, je suis transi. Il ne faut pas quitter des yeux les graduations du compas qui oscillent sans cesse; au bout de quelques heures et quand on a déjà un bon retard de sommeil, cela devient extrêmement pénible. Irrésistiblement, les yeux se ferment et il arrive que l'on s'endorme quelques minutes; mais on est bien vite réveillé par le claquement affolé des voiles du bateau qui, abandonné à lui-même, est remonté au vent. Mercredi (5 octobre 1955), c'est le jour des rencontres; fait assez étonnant sur une route aussi peu fréquentée! A huit heures, un cargo nous rattrape sous le vent; même direction: il doit aller à Madère et cela nous rassure sur notre route. A dix heures, alors que nous avons mis en panne pour descendre la grand'voile et hisser le grand foc, plus adapté à un vent qui, progressivement, a tourné à l'arrière, c'est un petit yacht qui nous passe à quelques centaines de mètres sur notre avant; il fait une route un peu plus Sud; sans doute va-t-il aux Canaries? Nous aurions bien aimé qu'il s'arrête cinq minutes pour bavarder et comparer nos points; mais, superbe et dédaigneux, il s'éloigne sans un signe de reconnaissance. Vers midi, un nouveau cargo coupe notre route; celui-ci va probablement des Açores vers Gibraltar. A six heures, cinq lignes blanches parallèles surgissent de derrière l'horizon. Ce sont des bi-réacteurs qui volent très haut et dont les sillages coupent lentement notre ciel en deux. De là-haut, ils doivent voir Madère, les Canaries et la côte d'Afrique, comme s'ils avaient la carte étalée devant les yeux. Dans moins d'une demi-heure, ils seront arrivés au Maroc! Ne voient-ils pas un tout petit point blanc, sur la mer bleue? Probablement pas; enfermés à l'étroit dans leur cabine pressurisée, le masque sur le nez, respirant un air artificiel, ils n'ont d'yeux que pour leur tableau de bord. Bien qu'il soit deux cents fois plus lent, je préfère encore notre moyen de transport. Eux voient Madère, nous pas... Le loch montre que nous sommes à mi-route; le compas indique toujours le bon cap; mais les lames qui nous poussent au Sud et le courant des Canaries nous ont sûrement fait dériver. De combien? La navigation à l'estime ne suffit pas, nous allons essayer de faire le point. A de nombreuses reprises dans la journée de jeudi, Claude essaie d'attraper dans son sextant un soleil qui folâtre, persiste à se cacher derrière les nuages. Le pont du bateau danse beaucoup et, faire des observations dans ces conditions, est vraiment du sport. Il y réussit quand même et trace sur la carte deux droites de hauteur qui se recoupent... juste sur la route de notre estime. C'est un vrai succès. Nous sommes parfaitement rassurés et croyons déjà deviner l'île de Madère droit devant nous. Le vendredi 7 octobre (1955) après-midi, le loch indique 450 milles parcourus depuis Cascaïs; mais, par vent arrière, le bateau a fait continuellement de telles embardées que nous ne pouvons savoir, à six degrés près, si nous avons toujours maintenu la bonne direction! De plus, la "méridienne" et les "droites de hauteur" donnent des résultats contradictoires, de sorte que nous ne savons plus du tout où nous en sommes. Madère n'est sûrement pas loin, mais où? Jumelles à l'oeil, nous inspectons l'horizon dans l'espoir de découvrir l'indice de la présence d'une terre. Mais, tout autour de nous, les nuages ont la même forme, et le sommet de Porto-Santo, haut de 500 mètres, reste invisible. A quatre heures, puis à cinq heures, Claude Genet fait deux nouvelles observations et nous nous mettons tous les deux aux calculs. Nos méthodes sont légèrement différentes, mais nous parvenons au même résultat, ce qui est encourageant. Le nouveau point correspond avec celui de ce matin; c'est la méridienne qui doit être fausse. En recalculant cette dernière, Claude retrouve son erreur. Nous avons certainement, maintenant, un point exact; nous sommes environ à trente milles de Porto-Santo, dont nous verrons probablement le phare cette nuit. De quart, vers une heure du matin, j'aperçois une petit lueur sur notre avant. Petit à petit, la lueur se précise, se transforme en trois éclats successifs bien nets; c'est le phare! Reprenant les traditions de la vielle marine en bois, et ayant vu la terre le premier, je m'adjuge un bon verre d'armagnac. Mais est-ce bien Porto-Santo? Le livre des feux indique un phare à trois éclats et à période de 15 secondes pour Porto-Santo, extrémité Est de l'archipel, mais également un phare à trois éclats et à période de 20 secondes, pour le phare de la pointe Del Pargo, extrémité Ouest de Madère. Or, le nôtre a bien trois éclats, mais une période de 18 secondes! D'après notre route, cela doit être Porto-Santo, mais il aurait suffi d'une si petite erreur!... En attendant le jour qui éclaircira probablement la situation, nous faisons route un peu plus au Sud, laissant le phare à tribord. Il y a exactement cent heures que nous avons perdu de vue le phare Espichel au Portugal pour un parcours de 480 milles, cela fait une belle moyenne. Grand merci au père Eole qui ne nous a pas abandonnés une seule minute. A l'aube, nous nous trouvons par le travers de Porto-Santo dont les sommets se dégagent lentement de la brume matinale. Ile curieuse: cinq ou six pics de quatre à cinq cent mètres, une très grande plage qui forme toute la côte Sud, mais pas un arbre; il paraît que les lapins apportés par les premiers habitants de l'île les ont tous mangés! Il y a cependant quelques arbres fruitiers, quelques vignes qui font vivre une population d'environ 3.000 habitants, composée en grande partie de pêcheurs. L'été, la grande plage de Porto-Santo attire les Madériens en vacances qui vont y passer les week-ends. Bien que nous n'en soyons qu'à une trentaine de milles, la grande île de Madère reste invisible. Ses hauts sommets (le Pico Ruevo atteint 1.639 m.) restent obstinément cachés dans les nuages... (A suivre.) - "TOHU-BOHU fait route vers la Martinique" Claude Thiry "Le Yacht", No.3499, 21 janvier 1956, p.3 (Retapé par Emmanuel ROCHE.) Nous faisons maintenant route sur les "Deshertas", grandes îles inhabitées qui forment le sud de l'Archipel. Seuls y vivent quelques phoques et quelques lapins et chèvres sauvages. Le temps est magnifique, la mer très calme, mais le vent est preque tombé et nous n'avançons pas. Nous en profitons pour prendre un bon bain autour du bateau. En crawl, je rattrape facilement le Tohu-Bohu qui doit marcher à peine à deux noeuds. Après quatre jours de mer agitée, c'est un repos que nous goûtons avec délices. Vers le soir, à quelque milles au vent, nous apercevons une barque, semble-t- il abandonnée. Personne à la barre! La barque dérive toute seule dans le courant. Tout contents de trouver une épave de cette importance, nous mettons le moteur en route pour nous approcher. Nous ne sommes bientôt plus qu'à une centaine de mètres de notre "prise" et préparons une grosse touline pour la prendre en remorque. C'est une très jolie barque de six à sept mètres de long, toute gréée; les avirons sont amarrés sur les bancs à côté de la grand voile latine ferlée sur son espar. Au moment où nous virons pour accoster, quatre gaillards se dressent brusquement comme des diables sortant d'une boîte et nous font de grands signes d'amitié. Tous nos espoirs de prise tombent à l'eau; nous faisons quand même bonne figure et engageons une difficile conversation avec ces braves pêcheurs qui attendent la nuit, couchés dans le fond de la barque, pour pêcher le "spada". Le "spada" est le poisson le plus typique de Madère. C'est un affreux poisson noir, pourvu de terribles mâchoires aux dents acérées, qui vit à mille mètres de fond. Les pêcheurs disposent de très longues et fortes lignes de 1.500 à 2.000 mètres sur lesquelles ils attachent une centaine d'hameçons garnis d'un gros morceau de poisson blanc. Quand ils remontent la ligne, au bout de trois heures, il est rare, si l'endroit a été bien choisi, de retirer du fond de l'océan moins d'une cinquantaine de "spada" qui arrivent morts dans la barque, tués par la différence de pression. Pour ne pas embrouiller leurs lignes dans la nuit noire, les pêcheurs allument un grand feu sur l'avant du bateau. Par cette belle nuit sans vent, les flammes montaient droites vers le ciel, éclairant le Tohu-Bohu encalminé à deux cents mètres d'elles. Au petit jour, les pêcheurs étaient rentrés chez eux, à l'aviron; mais nous étions toujours au même endroit! Cependant, une toute petite brise se lève et nous faisons route. Madère approche; après les rochers bizarres de la pointe Saint-Lorenzo, nous pouvons admirer la très riche vallée de Mochico dominant le port de pêche. Puis, tranquillement, nous longeons la côte en tirant de petits bords contre un vent léger, qui, par cette mer calme, se remonte très facilement. Profitant du beau temps, j'essaie notre "planche à traîner"; c'est une sorte d'aquaplane sous- marin formé d'une petite planche profilée munie de deux poignées auxquelles s'accroche le nageur et traînée par le bateau au bout de 50 mètres de léger filin. Comme le bateau ne marche pas assez vite à la voile, nous mettons un peu de moteur. Le masque sous-marin sur le nez, traîné à une vitesse de deux à trois noeuds, je peux évoluer sous l'eau, sans effort, comme un vrai poisson; d'un coup de poignet, je descends à 10 mètres; d'un autre, je suis projeté à la surface comme un marsouin; c'est une sensation merveilleuse! La mer, couleur d'azur, est absolument vide; le regard se perd dans des profondeurs qui, à quelques centaines de mètres de la côte, atteignent déjà 1.500 mètres. Vers deux heures de l'après-midi, à la hauteur du cap Garrejo, nous nous decidons à remettre le moteur en route pour rentrer avant la nuit à Funchal dont la large baie s'ouvre devant nous. La ville s'étend en gradins, tout autour de la baie; c'est une grande cité de près de 100.000 habitants, et, après Lisbonne et Porto, le plus important port de commerce du Portugal. Jusqu'à la limite des nuages qui cachent les sommets, des quantités de petites maisons s'accrochent à la montagne couverte de verdure. Dans une grande gerbe d'eau, l'hydravion de l'Aquila Airways vient d'amérir tout à côté de nous; il nous apporte le courier de France et notre (revue hebdomadaire) "Le Yacht" que nous aurons demain à la poste. Vers 5 heures, nous jetons l'ancre devant le quai qui est noir de monde. C'est dimanche. Malgré nos signaux désespérés, nous ne voyons pas venir les autorités du port: médecin, douane et police internationale qui peuvent seules nous permettre de descendre à terre. Toute la soirée, nous rongeons notre frein devant cette grande ville tout illuminée. Des feux d'artifice éclatent un peu partout. N'y tenant plus, nonobstant l'interdiction, je prends la petite prame et débarque dans un coin obscur du port pour faire un petit tour en ville. Tout va bien, personne ne m'a vu. Et je peux, pendant deux heures, monter et descendre les petites rues, à chaque carrefour desquelles, immobile sous son lampadaire, un policeman en casquette me regarde passer, indifférent. Mercredi 26 octobre (1955). En mer, en route pour les Canaries. Nous avons quitté Funchal ce matin en même temps que le Denmark, grand trois- mâts à phares carrés, avec lequel nous devons faire la course jusqu'aux Canaries. Il n'y a pas de vent et, au milieu de l'après-midi, nous ne sommes encore qu'à deux milles de Madère. Mauvais joueur, le danois nous est passé devant le nez, au moteur, et disparaît maintenant à l'horizon. Le rattraperons-nous? Qui sait, la route est longue jusqu'aux Canaries: 280 milles et si son moteur tombe en panne!... Contrairement à ceux de Cascaïs, nos amis de Madère auront eu le temps de nous regarder partir. Ils sont nombreux et nous avons passé, grâce à eux, un séjour délicieux dans cette île enchantée. Lundi 31 octobre (1955). Nous sommes bien arrivés à Las Palmas, samedi soir, après une étape courte mais mouvementée. Ayant eu beaucoup de travail pour la remise en état du bateau à l'arrivée, nous n'avons pas eu le temps de continuer le récit de nos aventures à partir de notre arrivée à Madère. Comme il nous presse de partir, car la saison s'avance, nous avons l'intention de l'écrire en mer, où nous aurons probablement beaucoup de temps libre... L'un des principaux attraits de notre escale à Las Palmas est dû à toutes les équipes de navigateurs plus ou moins audacieux et pittoresques que l'on y rencontre. De toutes nationalités, munis des bateaux les plus extravagants, leur seul point commun est le manque presque complet de resources financières. Peu avant notre arrivée, un Allemand avait quitté Las Palmas pour les Antilles seul à bord d'une pirogue africaine de 6 m. de long! Ne pouvant ni se coucher, ni se lever, ni faire de cuisine, dans quel état arrivera-t-il? S'il arrive! Nous avons fait aussi la connaissance de quatre Suisses, sur le Bernina, magnifique yacht de 15 mètres qu'ils ont construit eux-mêmes sur les bords du Lac de Constance, en sept ans de dur travail. Malheureusement, tous les quatre étant affligés du mal de mer, ils ont décidé de renoncer au tour du monde projeté et de vendre leur superbe yacht. Quel dommage! Ne pouvant le vendre aux Canaries, ils sont quand même partis pour l'Amérique. Nous avons rencontré aussi le plus sympathique des navigateurs solitaires français: Maurice Lacombe, patron de l'Hippocampe, le plus petit bateau de grande croisière du monde: 5 m. 50 de long. Un très joli petit voilier dessiné par son propriétaire et assez confortable: 1 m. 80 de hauteur de cabine, deux couchettes, table à cartes, cuisine, tout ce qu'il faut! Il est parti au printemps dernier de Marseille pour une longue et dure étape de 36 jours jusqu'à Mazagan, puis de Mazagan pour les Canaries où le bateau, profitant du sommeil de son patron, tente de couper en deux l'île de Graciosa, sans doute pour abréger la route. Le voilà échoué sur les rochers: les pêcheurs de Graciosa se mettent à cinquante pour l'amener et le remettre à flot de l'autre côté de l'île, dans une baie tranquille. Peu de dégâts, facilement réparés. Six semaines de repos à Las Palmas et nouveau départ pour Porto-Rico. Deux jours plus tard, retour à Las Palmas: Lacombe avait oublié la moitié de son équipement: aviron, tangons, gaffes... Un garçon extrêmement sympathique, que nous expérons bien revoir à Porto-Rico. D'autres bien sympathiques garçons sont les équipiers du Noordezoon: deux Hollandais et un Anglais. Le Nooderzoon était -- il y a 76 ans! -- un magnifique voilier; ce qui se faisait de mieux: large, profond, confortable, marin, solide, rapide... Il est bien arrivé d'Amsterdam à Las Palmas, mais on ne sait s'il pourra aller plus loin, car il fait beaucoup d'eau. Nous avons pourtant rendez-vous avec lui à La Martinique. Enfin, les deux derniers hardis navigateurs dont nous avons fait la connaissance: Antonio et Pepe, deux sportifs canariens, étaient partis lundi dernier sur le Vaïna, petite barque de pêche transformée de 6 mètres de long, direction Panama. Entreprise très hardie pour une barque non quillée et munie d'une grande voile latine peu adaptée à la grande croisière. Heureusement pour eux, ils ont, le premier jour, perdu leur sextant et ont été forcés de revenir. Ils abandonnent le Vaïna et viennent avec nous sur le Tohu-Bohu jusqu'à La Martinique. Nous serons donc cinq à bord pour traverser l'Atlantique avec Antonio, Pepe et Botzim, une petite chienne canarienne très amusante dont des amis nous ont fait cadeau. Dans ces conditions, nous espérons une excellente traversée, presque reposante: de vraies vacances, pendant lesquelles nous aurons le temps de photographier, filmer et écrire. - "Water Wandering the Caribbean" Richard C. Newick "The Rudder", January 1957, p.41 (Retyped by Emmanuel ROCHE.) (...) Fort-de-France held little of interest for us, except for a reunion with two Frenchmen named Claude aboard the thirty foot catamaran Tohu-Bohu. I first met them at Camaret, then at Vigo and Lisbon. They reported a lazy crossing, made even easier by a new self-steering rig for downwind work, which they had developed with two small staysails set on the mizzen, and sheeted to the tiller. Two likable young Canary Islanders had joined them for the crossing. (...) EOF