TOHUBOHU


"Le Catamaran TOHU-BOHU a quitté Camaret à la poursuite de son tour du monde"
"Le Yacht", No.3479, septembre 1955, p.6

(Retapé par Emmanuel ROCHE.)


Le  catamaran Tohu-Bohu a quitté Camaret le 25 août (1955), pour  entreprendre 
sa  croisière autour du monde. A bord se trouvent MM. Claude Genet  et  Claude 
Thiry.

On  se rappelle, qu'il y a un an, le 8 août 1954, le Tohu-Bohu jetait  l'ancre 
devant l'anse du Tritschler à Brest.

Le  projet  paraissait  d'autant plus hardi que les cinq  "parisiens"  qui  le 
montaient reconnaissaient volontiers leur inexperience -- totale ou  partielle 
--  des choses de la mer. Ils avaient noms: Claude Genet,  vosgien  d'origine; 
Claude Thiry, né à Lille, demeurant à Paris (de même que Jean Moinet et  Alain 
Peyratout),  le  cinquième  homme se trouvait être Jean Pillon,  poète  à  ses 
heures,  qui, quant à lui, avait seulement le désir de gagner le Maroc, où  il 
devait rendre visite à un ami.

Ils  exerçaient les uns et les autres les professions les plus diverses,  dont 
aucune n'avait le moindre point commun avec la navigation.

Dans un jardin du Perreux, nos cinq gaillards avaient travaillé d'arrache-pied 
à  la  construction  de leur bateau, dont is avaient  d'ailleurs  dessiné  les 
plans.

Long de 9 m. 50, large de 4 mètres, d'un tirant d'eau de 65 centimètres,  pour 
un  déplacement  en charge de 6 tonnes, formé d'un ensemble riveté  et  soudé, 
dont  la solidité parut d'abord suspecte, le Tohu-Bohu appareilla le 15  avril 
1954.

Il remonta la Seine jusqu'à Rouen et Le Havre, avant de gagner Portsmouth,  où 
la Royal Navy lui réserva un chaleureux accueil.

De Portsmouth, le Tohu-Bohu et son équipage quelque peu improvisé reprirent la 
mer  et, après une halte à Ouessant, une autre à Camaret, jetèrent  l'ancre  à 
Brest.

Le  Tohu-Bohu  devait y demeurer un certain temps car, en cours de  route,  il 
avait révélé un certain nombre d'insuffisances qui se trouvèrent d'autant plus 
mises en évidence que, l'an passé, la Manche fut une mer terrible.

Le capitaine Genet nota principalement que le plancher était beaucoup trop bas 
et  qu'il  était, par conséquent, indispensable de le  surélever  sensiblement 
pour avoir une chance de succès.

Diverses  réparations sommaires furent entreprises à l'arsenal de Brest,  puis 
le  Tohu-Bohu  mouilla à Camaret, où les pêcheurs locaux  et  les  techniciens 
camarétois leur apportaient une aide des plus efficaces.

Néanmoins,  la foi en l'avenir ne parut pas entamée chez nos navigateurs,  qui 
se  promirent bien de voguer à nouveau vers le large dès que la  chose  serait 
possible.

Malheureusement, au fil des jours, l'attente parut longue à trois d'entre eux. 
Pillon, le premier, disparut. Il embarqua à bord d'un cargo qui faisait  route 
vers le Maroc. Là s'arrêtait d'ailleurs son ambition.

Quant  à Moinet et Peyratout, ils reprirent le chemin de Paris et, peu  après, 
déclarèrent  renoncer au tour du monde sur le Tohu-Bohu qui ne leur  inspirait 
qu'une  confiance  très  nuancée.  Ils  se  réservaient,  indiquèrent-ils,  de 
construire  un autre bateau plus robuste, plus stable, et de reprendre la  mer 
dans un an ou deux.

Genet  et  Thiry  étaient donc les seuls rescapés de la  première  heure.  Ils 
rentrèrent  à Paris avec pour objectif de réaliser des économies pour  réparer 
le Tohu-Bohu.

Claude  Thiry était ingénieur agronome, Claude Genet, dessinateur  industriel. 
Le premier fit, dans le Jura, des conférences sur l'alimentation du bétail, le 
second participa au dessin de l'aménagement du wagon particulier du  président 
de  la République. Ils réussirent ainsi à "mettre de côté" quelques  centaines 
de  milliers  de francs, et, quand le printemps vint, ils  se  retrouvèrent  à 
Paris et prirent un billet de chemin de fer à destination du Finistère.

Ce  n'est  pas sans une certaine émotion, on s'en doute, que les  deux  jeunes 
gens  revirent  le  Tohu-Bohu  que les "coups de  tabac"  de  l'hiver  dernier 
n'avaient  pas  trop  éprouvé.  Sans  perdre un  instant,  ils  se  mirent  au 
travail...

Les Camarétois firent bon accueil à Thiry et Genet, mais il faut bien admettre 
que  leur sympathie était teintée d'une bonne dose de scepticisme: ce  bateau, 
dont  les  lignes étaient aussi bizarres que le nom, n'inspirait  confiance  à 
aucun  marin.  Quant aux succès de l'entreprise, personne à  Camaret  n'aurait 
voulu parier un franc dessus.

L'atmosphère  changea  rapidement. Les deux jeunes gens se mirent à  la  tâche 
avec une ardeur forcenée: 10 heures par jour de découpage, soudure,  rivetage, 
etc... Au bout de 15 jours de ce régime, le rythme de leur travail ne  s'était 
pas  ralenti: cela forçait l'admiration et la sympathie réservée du  début  se 
mua  en  une  véritable  amitié.  Les vieux  pêcheurs,  en  hochant  la  tête, 
déclaraient: "Ils savent ce qu'ils veulent, ces petits jeunes gens".


Des solutions judicieuses

S'ils  le savaient!... Le problème de la transformation du  Tohu-Bohu  n'avait 
jamais  quitté leur esprit et ils avaient fini par trouver des  solutions  que 
chacun s'accordait à reconnaître judicieuses. Genet et Thiry commencèrent  par 
découper entièrement au chalumeau le plancher du roof central. Quand cela  fut 
fait, ils posèrent un autre plancher, surélevé à l'avant et à l'arrière, moins 
exposé  donc au choc des lames. Puis, sous chacun des flotteurs,  une  robuste 
quille  fut  fixée.  Le gouvernail central fut enlevé  et  remplacé  par  deux 
safrans  à  l'arrière  de  chaque  flotteur. La  surface  de  la  voilure  fut 
augmentée,  passant  de 60 m² à 100 m². Un magnifique compas  fut  installé  à 
l'arrière, et de solides caillebotis placés pour permettre une manoeuvre  plus 
facile des voiles.

Il  y a un mois, Genet et Thiry ont trouvé la récompense de leurs efforts:  le 
Tohu-Bohu a pris la mer, et son comportement est apparu satisfaisant.

Sa stabilité et sa maniabilité, notamment, ont fait de grands progrès. Quant à 
la vitesse, elle s'est heureusement ressentie de l'augmentation de la voilure.

"Par  vent de travers, nous naviguons à 4 ou 5 noeuds. Par vent arrière,  nous 
atteignons 6 à 10 noeuds."

De fait, l'équipage du catamaran a invité plusieurs fois des marins camarétois 
à  les  accompagner  dans leurs sorties d'essai. Tous ont été  surpris  de  la 
vitesse du Tohu-Bohu.

"Je  voudrais  que vous disiez toute notre reconnaissance aux  Camarétois.  Si 
nous  avons  fait  tout le travail nous-mêmes, si nous  avons  acheté  de  nos 
propres  deniers le matériel nécessaire, c'est gratuitement que les  chantiers 
camarétois  nous  ont prêté leur outillage. Les chantiers  Dubigeon  nous  ont 
donné  la tôle, et un constructeur de Fret nous a fourni la toile, payable  au 
retour...

"Notre intention est de faire escale à Lisbonne, puis à Cadix, Tanger, et  les 
Canaries.

"Profitant  des  alizés, nous gagnerons alors les Antilles,  où  nous  devrons 
vraisemblablement  séjourner quelque temps, pour renflouer non pas  le  bateau 
mais nos finances.

"Après quoi... à Dieu vat... nous poursuivrons notre périple... nous  mettrons 
le  temps  qu'il  faudra... notre but, en effet, n'est  pas  de  réaliser  une 
performance, mais de voir du pays... Nous y parviendrons."


- "Le TOHU-BOHU fait route vers la Martinique
  (ou les premières étapes d'un tour du monde)"
  Claude Thiry
  "Le Yacht", No.3495, 24 décembre 1955, p.11

(Retapé par Emmanuel ROCHE.)


Nos  lecteurs  connaissent déjà Claude Genet et Claude Thiry,  deux  parisiens 
d'une  trentaine  d'années qui ont construit eux-mêmes, avec  l'aide  de  deux 
camarades,  un catamaran en acier afin de faire à son bord le Tour  du  Monde. 
Partis  le 25 août dernier (1955) de Camaret, les deux navigateurs  ont  gagné 
par étapes l'Espagne, puis le Portugal, Madère et enfin les Canaries d'où  ils 
ont  appareillé, fin décembre (1955), à destination de La  Martinique.  Claude 
Thiry commence aujourd'hui le récit de ce voyage qui est une Grande  Aventure, 
puisque  lui  et son camarade ont plus de foi que d'expérience  et  infiniment 
plus de joie dans le coeur... que d'argent dans leur escarcelle!




Camaret, jeudi 25 août (1955)

Voici enfin arrivée l'heure du grand départ! Nous en avons si souvent rêvé!... 
Nos amies et amis quittent à regret le pont du Tohu-Bohu, qui est devenu aussi 
un peu "leur" bateau. Ils nous ont aidés à effectuer les derniers préparatifs, 
les  derniers  rangements;  une dernière fois, elles  ont  fait  notre  petite 
vaisselle et tout astiqué...

Une bonne bouteille nous a donné l'occasion d'échanger mille voeux, et  tandis 
que,  groupés  au pied du phare, tous agitent leurs mouchoirs  et  chantent  à 
pleine voix: "Ce n'est qu'un au revoir...", nous mettons notre petit moteur en 
route et dérapons l'ancre. Il est 9 heures et demie.

Nous  avançons au moteur quelques minutes seulement, le temps de nous  dégager 
des bateaux au mouillage dans le port, puis nous le coupons, faisant confiance 
à  une légère brise qui souffle du Nord et qui consent à gonfler  nos  voiles, 
toutes  dehors:  foc, trinquette, grand'voile, flèche et dundee.  Ainsi  gréé, 
notre catamaran doit avoir fière allure!

Nous  virons de bord impeccablement et mettons le cap au Nord-Ouest,  afin  de 
déborder la pointe du Grouin. La grande jetée de Camaret diminue à vue d'oeil, 
bien que nous soyons au plus près et que la brise soit légère. Pour que Notre-
Dame de Rocamadour nous protège durant notre longue croisière, nous la saluons 
respectueusement, en passant devant elle, de trois coups de corne à brume,  en 
hissant trois fois le pavillon.

Pourquoi  ne  pas  avouer que nous sommes très émus  tous  les  deux!...  Nous 
quittons nos familles, nos amis de Camaret qui nous ont si gentiment aidés, et 
la terre de France... Quand les reverrons-nous?...



Après  avoir  doublé la pointe du Grouin, la brise tombe: nos  voiles  battent 
lamentablement  et  nous n'avançons plus guère. Un chalutier  de  Camaret  qui 
vient à nous croiser nous offre la remorque. Fièrement, nous refusons. Et nous 
refusons aussi de mettre notre moteur en marche. Nous avons décidé de faire le 
tour du monde à la voile et nous ne sommes pas pressés!

Heureusement,  le courant de jusant, sortant de la rade de Brest, nous  pousse 
doucement vers le large. Nous avons bien choisi l'heure de notre départ.

Bientôt,  d'ailleurs,  une petite brise de Nordet nous fais  l'honneur  de  se 
lever et ravive notre confiance. Elle ne nous quittera plus qu'en Espagne.

Les  côtes  s'estompent rapidement, d'autant plus qu'une brume de  chaleur  en 
rend  les  contours indécis. Nous sommes seuls, Claude et moi,  au  milieu  de 
l'Océan;  l'excitation du départ est tombée et l'émotion pèse plus  lourdement 
sur nos épaules...

Les formes étranges du Lion et la silhouette grandiose des Tas de Pois  seront 
les dernières images que nous emporteront de la France...

Nous  mettons maintenant le cap franchement au large: nous avons  fait  régler 
notre compas hier et nous avons confiance en lui. Mieux vaut déborder de  loin 
les  rochers avancés de l'Ile de Sein ("Qui voit Sein voit sa fin!"  plaisante 
Claude). Plus tard, la nuit tombée, nous nous repérons sur le phare d'Ar-Men.

Le départ nous ayant occasionné mille fatigues, nous décidons de bien  dormir; 
aussi  abattons-nous  grand-foc  et dundee pour ne garder  que  trinquette  et 
grand'voile et nous poursuivons notre route vers l'Ouest, vers le grand large, 
pour être définitivement à l'abri des pièges dangereux des côtes du Finistère.




Rencontres nocturnes

Le  Tohu-Bohu se permet de tenir sa route, barre amarrée droite, à peu près  à 
toutes  les allures. Cet avantage, il le doit surtout au deux longues  quilles 
que  nous avons passés sous les coques et au gréement de ketch très étalé  sur 
la longueur.

Par petit vent et sous petite voile, nous avançons lentement dans l'obscurité. 
Mais  l'aiguille  du loch indiquera pourtant, à l'aube,  74  milles  parcourus 
depuis la Parquette.

Ni  Claude  ni  moi n'aimons les horaires  stricts,  soigneusement  établis  à 
l'avance. Nous nous partageons les quarts en fonction de notre fatigue.  Quand 
l'un  de nous en a assez, il se couche et l'autre veille. Un  roulement  assez 
régulier finit d'ailleurs par s'établir tout naturellement au bout de quelques 
jours: pour l'un, veille de 20 heures à minuit, sommeil de minuit à 4  heures, 
ainsi de suite...

Nous apercevons de loin les feux de plusieurs cargos qui suivent à peu près la 
même  route  que  nous.  Par une nuit plus noire,  il  faudrait  veiller  plus 
attentivement... pour que nous ne risquions pas d'être frôlés de trop près par 
ces mastodontes.

Confortablement  installé  dans le cockpit, je rêve. Je rêve  aux  merveilleux 
rivages que va nous permettre de découvrir ce bateau dont la construction nous 
a coûté tant de peine.

Quand  la  brise  forçit, vers le petit matin (vendredi 26  août  1955),  nous 
rehissons flèche et grand foc. De temps en temps, nous surveillons le  compas, 
notons  le  cap  et la distance parcourue d'après le loch. Grâce  à  ces  deux 
éléments,  nous savons à peu près exactement où nous sommes; nous  traçons  la 
ligne  qui  joint  notre  position au cap  Villano,  extrémité  Nord-Ouest  de 
l'Espagne.  Nous  en  déduisons le cap à suivre, ce qui nous  met  plein  vent 
arrière.  Nous établissons alors le grand foc et la grand'voile (qui  sont  de 
surfaces égales), en ciseaux, l'un à bâbord, l'autre à tribord. Ces 60  mètres 
carrés de toile nous font filer six noeuds.

La mer est vraiment hâchée, car le vent de Nord-Est contrarie la grande  houle 
d'Ouest qui est particulière à cette partie de l'Atlantique.

A la vitesse où nous allons, l'équilibre du bateau est relativement  instable: 
la barre demande à être surveillée de près. Fréquemment, une lame un peu forte 
fait embarder le bateau: il faut le remettre immédiatement sur sa route,  sous 
peine de masquer le foc ou d'empanner la grand'voile qui, balayant le pont  en 
passant  d'une  amure à l'autre en toute vitesse, risquerait de  tout  casser: 
bôme, pic, écoutes ou haubans...

A midi, tandis que nous dévorons un succulent boeuf aux carottes, Claude, dont 
c'est le tour de quart, a un oeil sur son assiette et un sur la barre.  Hélas! 
cette  vigilance  n'empêche  pas que la catastrophe tombe sur  nous  comme  la 
foudre. La bôme, d'un seul coup, passe sur l'autre bord, l'attache de l'écoute 
se  brise  et le gui, libéré, vient fracasser le porte-fanal  croché  sur  les 
haubans de tribord.

C'est  la  première  avarie, heureusement sans gravité. Des  petits  bouts  de 
cordages  nous  permettent une réparation sommaire en  attendant  la  première 
escale.

A  minuit, ce jour-là (vendredi 26 août 1955), le loch indique que nous  avons 
parcouru  152 milles, soit presque la moitié de la distance  Camaret-Vigo.  Le 
lendemain  soir  (samedi  27  août 1955), vers 21  heures,  278  milles.  Nous 
devrions apercevoir l'éclat des premiers phares de la côte d'Espagne.

Malgré  un  vent  généralement faible, nous avons parcouru 130  milles  en  24 
heures. Cela nous parait magnifique!


Les jeux du compas et du hasard

Mais l'absence de feux sur la côte espagnole nous préoccupe: le compas  n'est-
il pas déréglé? A moins que ce ne soit le loch? Quelque chose, en tout cas, ne 
va pas puisque la terre n'est toujours pas en vue.

Nous  cherchons notre position par T.S.F. à l'aide du système Consol: nous  la 
trouvons  beaucoup plus à l'Ouest que notre estime. Pour plus de sûreté,  nous 
mettons le cap franchement au Sud-Est.

Ce doute et cette correction vont nous faire perdre... quatre jours! Car  nous 
avons découvert, plus tard, que la côte d'Espagne est presque toujours masquée 
par  la brume. Dix milles de plus sur notre route précédente et  nous  serions 
tombés sur le phare du Cap Villano!

Le  dimanche  matin (28 août 1955), sur notre cap au Sud-Est,  toujours  rien. 
Rien,  sinon  de  petits  thoniers espagnols, aux  couleurs  vives,  que  nous 
croisons de temps à autre. Un port, donc, n'est pas loin. Lequel?

(A suivre.)


- "Le TOHU-BOHU fait route vers la Martinique"
  Claude Thiry
  "Le Yacht", No.3496, 31 décembre 1955, p.7

(Retapé par Emmanuel ROCHE.)


Claude Genet, qui est à la barre, manifeste depuis un moment son inquiétude en 
observant  la  ferrure de pic qui paraît tordue. Comme, sans  cesse,  sous  la 
poussée  de  la  grand voile, le pic donne des coups  terribles,  on  peut  se 
demander si la ferrure tiendra. Peut-être l'avons-nous prévue trop faible?

De  fait,  soudain, elle casse, et nous préférons amener la  grand  voile,  de 
crainte  qu'elle ne se déchire. Mais il nous faut de la toile si nous  voulons 
avancer  --  d'autant  plus  que le vent s'entête à  faiblir.  Nous  en  avons 
heureusement en réserve. Nous établissons dont une voilure de fortune avec une 
trinquette  en  place de la grand voile et une autre en  voile  d'étai  devant 
l'artimon, en renvoyant l'écoute du flèche au sommet du mât d'artimon.

Victoire!   Notre  système  fonctionne  à  merveille:  le  Tohu-Bohu   reprend 
rapidement de la vitesse.

Les pêcheurs espagnols que nous croisons semblent n'en pas croire leurs  yeux: 
"drôle de bateau, drôle de voilure!" doivent-ils penser.

Pour  la  quatrième  fois  depuis notre départ  de  Camaret,  la  nuit  tombe, 
accentuant  ou diminuant, selon les caractères, cette  sensation  d'immensité, 
d'infini, que l'on éprouve au milieu de l'Océan.

Mais, brusquement, devant nous, les feux de la côte apparaissent.  Chronomètre 
et  livre  des feux en mains, nous essayons de les reconnaître.  Mais  nous  y 
perdons  notre  latin:  de  Santander à Lisbonne,  rien  ne  correspond.  Nous 
recommençons  à  chercher,  avec  opiniâtreté et nous  finissons  par  nous  y 
retrouver.  Nous sommes devant le cap Prior et, au delà, les îles  Sisargas... 
Nous comprenons que notre première estime était la bonne, que notre compas  et 
notre loch fonctionnent parfaitement! Comme nous avons eu tort de ne pas  nous 
fier à eux! Nous serions depuis longtemps à Vigo, qui se trouve à quelque  100 
milles de notre position.

Pour  arranger les choses, la brise tombe tout à fait: nous  n'avançons  plus. 
Durant toute la journée de lundi, nous stagnons devant les îles Sisargas -- ce 
qui nous donne le loisir d'admirer leur sauvage beauté! Je prends même un bain 
fort agréable. Mais je n'ai plus du tout envie de recommencer quand,  quelques 
heures  plus  tard, je vois un requin de deux mètres cinquante  rodant  à  une 
dizaine de mètres du bateau.

Dans  la nuit de lundi à mardi (du 29 au 30 août 1955), une très petite  brise 
se  lève et nous permet d'avancer un tout petit peu. La brume  est  d'ailleurs 
fort  dense.  Mardi matin, nous sommes de nouveau encalminés, non loin  de  la 
baie de Camarinas -- hélas! Une légère brise du sud, l'après-midi, nous oblige 
à  tirer  un bord pour revenir presque à notre point de  départ.  Nous  aurons 
parcouru 7 milles en 24 heures!

La  nuit  suivante, toujours beaucoup de brume et pratiquement  pas  de  vent. 
Comme nous nous trouvons sur la route des cargos, leurs sirènes de brume  nous 
parviennent sans cesse, déchirant l'obscurité de leurs plaintes sinistres,  et 
nous  signalent  leur  présence bien avant qu'ils ne  surgissent,  à  quelques 
mètres  de  nous. En écho, je m'essoufle dans notre corne à  brume,  empêchant 
Claude de dormir.

Mercredi (31 août 1955), nous reprenons lentement notre route et, après le cap 
Tornana, approchons du dangereux cap Finisterre. A la vitesse -- si l'on  peut 
dire! -- de deux noeuds.

C'est  plutôt  le  courant  que le vent qui nous  entraîne,  pour  doubler  ce 
terrible  cap,  à  quelques centaines de mètres, vers 22  heures.  Sa  sirène, 
vraiment lugubre, nous fait adresser d'ardentes prières au dieu des vents.  Le 
phare,  qui  n'est  qu'à trois ou quatre milles, ne réussit pas  à  percer  le 
brouillard et demeure invisible.

Dans la nuit, une aimable brise du Nord se lève enfin, chassant le  brouillard 
et  nos inquiétudes. Nous reconnaissons sans peine, devant nous, le feu de  la 
pointe  Insua,  puis celui du cap Corrubedo et celui de l'île  Salvora.  Bref, 
nous serons demain à Vigo.

Jeudi  (1er  septembre 1955), le temps s'est remis au beau:  soleil  et  jolie 
brise  arrière.  Nous avançons à bonne allure en longeant la côte,  au  milieu 
d'une  flotille de toutes petites barques de pêche à voile latine ou  livarde. 
Et  nous prenons un vif plaisir à les voir remonter le vent à  toute  vitesse, 
gîtant  à  toucher  l'eau du bout de leurs écoutes! Très  colorée,  dominée  à 
quelque  500  ou 600 mètres de pics majestueux et de sierras  désertiques,  la 
côte est magnifique.

Vers  quatre heures, enfin, nous embouquons à pleine vitesse la passe nord  de 
la baie de Vigo, entre le Cap del Horne et les îles Cies. Il y a 7 jours et  7 
heures que nous avons quitté Camaret.

Nous  hissons le pavillon espagnol et faisons une rapide toilette: depuis  une 
semaine, nous ne nous sommes pas rasés et quère plus lavés.

Quel que soit l'amour que l'on a de la mer, je crois bien que le plus agréable 
moment  d'une  traversée est celui où l'on arrive au port.  Nous  chantons  de 
joie,  ravis  de  notre bateau, ravis de ce merveilleux paysage,  ravis  à  la 
pensée de tous les enchantements qui nous attendent...




Première escale

Vigo, (jeudi) 8 septembre (1955).

Nous  avons  reçu  au Real Club Nautico, de Vigo, notre  première  escale,  un 
acceuil extrêmement sympathique. Son Club house est d'une magnificence inouïe; 
on  y  est  traité comme des princes; tous ses services --  salles  de  sport, 
douches, salons de lecture, etc... -- sont mis gracieusement à la  disposition 
des visiteurs.

Ce  confort et la splendeur de certaines constructions très modernes --  parmi 
lesquelles un gratte-ciel! -- offrent un contraste saisissant avec la pauvreté 
apparente de la population.

Quelques  sommets dénudés surplombant de hautes collines boisées entourent  la 
magnifique  baie de Vigo. Ce port est d'ailleurs l'un des plus  importants  de 
l'Espagne pour la pêche et le trafic. Il est entouré d'un vieux quartier -- El 
Berbès -- fort pittoresque avec ses ruelles étroites, pavées de dalles énormes 
et  ses maisons typiquement espagnoles, aux balcons de fer forgé et  aux  murs 
intérieurs recouverts de mosaïque aux dessins variés. Les femmes y  déambulent 
gracieusement,  malgré  les  très  lourdes charges (parfois  plus  de  50  kg) 
qu'elles portent en équilibre sur la tête.

Voici  une  semaine que nous sommes dans ce port enchanteur et nous  avons  pu 
effectuer  toutes  nos  petites  réparations. Nous  allons  reprendre  la  mer 
prochainement.

(A suivre.)


- "TOHU-BOHU fait route vers la Martinique"
  Claude Thiry
  "Le Yacht", No.3497, 7 janvier 1956, p.3

(Retapé par Emmanuel ROCHE.)




Cascaïs, (dimanche) 19 septembre (1955).

Nous avons quitté Vigo le (samedi) 10 septembre (1955) à 17 heures et arrivons 
à  la même heure, trois jours plus tard (mardi 13 septembre 1955),  à  Cascaïs 
qui  est  un  petit  port à l'embouchure du Tage,  à  quelques  kilomètres  de 
Lisbonne.

Deux cent quarante milles en trois jours, ce n'est pas si mal, compte tenu  de 
la grande irrégularité du vent dans ces parages.



Peu  après  avoir quitté Vigo, nous sommes restés encalminés au milieu  de  la 
baie jusqu'à minuit, où une forte brise de nord-est s'étant soudain levée nous 
fait  filer  très vite entre les Iles Cies et la côte, au  milieu  de  maintes 
petites  barques  de  pêche sans feux, dont les  occupants,  visiblement  fort 
inquiets,  agitent frénétiquement leur cigarettes allumées pour nous  signaler 
leur présence. Cette brise se montre très inégale jusqu'au matin; mais le loch 
indique pourtant quarante milles. Dans les 24 heures qui suivirent, de longues 
périodes  de  calme alternées de petits coups de vent ne  nous  permettent  de 
gagner que cinquante milles vers le sud.

Etant vent arrière, la grand voile est difficile à maintenir en place et  nous 
l'amenons  pour établir à l'avant grand foc et grande trinquette  déployés  de 
chaque  côté du grand étai et maintenus en place par des tangons.  Le  bateau, 
ainsi  tiré par le vent, embarde moins. Mais il ne tient pas encore très  bien 
sa  route.  (A la prochaine étape, nous installerons un  système  de  pilotage 
automatique  par trinquettes jumelles mis au point par Marin-Marie,  qui  nous 
permettra de faire de longues routes vent arrière sans toucher à la barre.)

Peu  à  peu,  le vent forcit. Le loch tourne à toute  vitesse  et,  mardi  (13 
septembre  1955),  à l'aube, nous passons entre le cap Carvoeiro et  les  Iles 
Berlingues.

Nous croisons un gros langoustier de Douarnenez qui se déroute pour venir nous 
dire bonjour. S'il va décharger à Camaret, il donnera de nos nouvelles à  tous 
les amis que nous y avons laissés.

Le vent continue à forcir et des lames déferlantes se pressent derrière  nous: 
elles  ont  4  à  5 mètres de creux en  moyenne  et,  soulevant  l'arrière  du 
Tohu-Bohu, nous font faire des bonds de dix mètres en avant! Le loch s'affole, 
mais  notre bateau se comporte magnifiquement: il n'y a pas  une  éclaboussure 
sur le pont.

Soudain, le tangon du grand foc cède au point d'écoute et nous devons  rentrer 
la  voile.  Nous n'avons plus dehors que la trinquette: 12  mètres  carrés  de 
toile. Cependant, notre vitesse se maintient entre 6 et 7 noeuds.

Nous  avons  gréé une ligne à thons, bien débordée du bateau avec  une  longue 
canne  à  pêche pour qu'elle ne s'entortille pas dans le  loch.  Soudain,  une 
vingtaine  de thons nous dépassent à tribord et quelques uns même,  je  crois, 
passent  entre les deux coques. Ils vont si vite qu'ils n'ont pas dû avoir  le 
temps de voir notre hameçon.

Le  Cap  Roca, pointe occidentale extrême de l'Europe, nous apparaît  sous  la 
forme  d'une  impressionante falaise verticale, haute  d'une  cinquantaine  de 
mètres que d'énormes lames attaquent avec impétuosité.

Nous  avons maintenant par le travers un vent du nord qui souffle de  plus  en 
plus fort. Nous avons établi le dundee et nous nous attachons à demeurer aussi 
près que possible de la côte, afin de n'avoir pas trop de vent à remonter pour 
entrer à Cascaïs.

Nous  avons, en effet, quelques difficultés en arrivant devant ce  port:  nous 
essayons  d'avancer au moteur, mais sans succès, le vent est trop  fort.  Rien 
d'autre à faire que de hisser à nouveau la grand'voile pour tenter de remonter 
le vent. Et nous sommes tout fiers et tout heureux en constatant que le  Tohu-
Bohu  répond  à merveille, à cinq quarts du vent. Nous aurions  plaisir  à  le 
contempler  de loin; il doit être superbe, filant ainsi ses 6 ou 7 noeuds,  la 
coque au vent plus qu'à moitié sortie de l'eau!

Et,  bientôt,  nous jetons l'ancre devant une ravissante  plage  enchassée  de 
rochers  rouges et dominée de maisons qui, avec leurs toits plats de  vieilles 
tuiles,   leurs  volets  et  leurs  stores  de  couleurs  vives,   sont   fort 
pittoresques.

Une  flottille de petits bateaux de pêche attend la nuit pour aller pêcher  la 
sardine; et, çà et là, quelque magnifique yacht dresse fièrement vers le  ciel 
sa  haute  mâture.  Nous  avons l'impression délicieuse  que  nous  sommes  en 
vacances...  Nous aurons ici beaucoup moins de réparations à faire qu'à  Vigo. 
Tout juste quelques petites mises au point à effectuer dans le gréement.  Nous 
allons donc pouvoir nous reposer et nous promener en touristes.


Cascaïs, le (jeudi) 29 septembre (1955).

Le  Portugal nous a conquis. L'influence française y est très nette  (tout  le 
monde  ou  presque  parle  notre langue) et  ses  habitants  sont  extrêmement 
sympathiques.

Voici  quinze  jours que nous sommes en escale à Cascaïs.  Nous  n'avions  pas 
prévu  d'y rester si longtemps, mais le pays est si agréable et nous y  sommes 
retenus  par  des amis si charmants que nous aurons probablement  beaucoup  de 
peine, dans 2 ou 3 jours, à nous décider à le quitter pour Madère.

En revance, le port de Cascaïs est extrêmement mauvais. C'est une petite  baie 
largement  ouverte  de l'Est au Sud-Ouest. Le fort vent du Nord  qui  y  règne 
généralement  à  cette  époque  n'agite pas trop la  mer  dans  le  port  mais 
complique   dangereusement  les  opérations  de  débarquement.   Notre   canot 
pneumatique  offrant  trop de prise au vent, nous avons  fait  construire  une 
petite  prame, très légère, en contre-plaqué. (Nous avons englouti dans  cette 
"folie"  presque tout l'argent qui nous restait.) Pauvres de nous: Au  premier 
essai  de  débarquement avec cette prame, par un vent du Nord  assez  violent, 
nous  avons  été irrésistiblement poussés au large et, sans  le  secours  d'un 
providentiel  bateau  de pêche qui nous a recueillis, Dieu sait où  nous  nous 
serions  retrouvés! Le soir de ce même jour, en essayant d'embarquer dans  les 
rouleaux  de la plage, la prame s'est retournée et nous nous sommes  retrouvés 
complètement  trempés, frigorifiés, avec du sable jusque dans les oreilles  et 
profondément dégoûtés des bains nocturnes en baie de Cascaïs.



Lisbonne  est  une  ville magnifique où l'on respire,  semble-t-il,  l'air  de 
Paris.  Des hautes tours du château Saint-Georges, ancien repaire des  Maures, 
on  peut admirer le merveilleux panorama de ses sept collines qui dominent  la 
"mer de paille", élargissement du Tage, sillonnée en tous sens de lourds, mais 
élégants, "caïques" aux grandes voiles blanches.

Près de la tour de Belem, d'où partit Vasco de Gama pour découvrir les  Indes, 
se  trouve le petit port des yachts où se pressent côte-à-côte de  magnifiques 
bateaux.  A  notre grande joie, nous y avons retrouvé  la  Santa-Maria,  grand 
yacht danois de 18 mètres que nous avions vu à son passage à Camaret, au  mois 
de  juillet  (1955)  et  rencontré  une fois déjà  à  Vigo.  Asker  Kurt,  son 
Capitaine,  est un ancien commandant de la Marine Marchande qui, condamné  par 
les médecins, a préféré finir ses jours sur mer, sur son bateau, et est parti, 
il y a quelque mois, du Danemark pour faire le tour du monde avec un équipier, 
un jeune Américain très sympathique. (ROCHE> Nommé Dick Newick...)

Par  malheur, la Santa-Maria s'est échouée à l'île d'Yeu et a subi  de  graves 
avaries,  si  bien  que Asker Kurt a dû renoncer à  son  projet  de  traverses 
l'Atlantique et a décidé, à contre-coeur, d'aller passer l'hiver sur les côtes 
plus calmes de la Méditerranée. Nous en sommes désolés, car c'est un compagnon 
de  route que nous aurions eu grand plaisir à retrouver tout au long de  notre 
croisière.

Deux escales, Vigo et Cascaïs, nous ont suffit pour découvrir ce qui fait à la 
fois le charme et la grande difficulté d'une navigation autour du monde  comme 
celle  que nous entreprenons; chaque nouvelle escale est plus  agréable,  plus 
passionnante,  plus prenante que la précédente, et il faut de plus en plus  de 
courage  pour  s'en arracher et reprendre la mer. Huit jours  à  Vigo,  quinze 
jours à Cascaïs, combien de temps resterons-nous à Madère?

Heureusement,  la  meilleure saison pour traverser l'Atlantique --  celle  que 
nous  avons  choisie -- ne commence qu'à la mi-novembre, ce  qui  nous  laisse 
encore presque deux mois avant le départ des Canaries. C'est pourquoi nous  ne 
sommes pas, pour le moment, tellement pressés et prolongeons volontiers  notre 
séjour dans un endroit aussi agréable que Cascaïs.

Parmi  d'autres  agréments, ce port est aussi le paradis  des  pêcheurs.  Sans 
parler de la sardine, très abondante à quelques milles de la côte, et que  les 
trente ou quarante bateaux de pêche d'ici vont tranquillement ramasser  chaque 
nuit. Quiconque possède un petit bateau peut pêcher facilement à la ligne,  de 
cinquante  à  cent kilos de poissons variés en une journée sur  les  bancs  du 
large.  J'ai  eu le plaisir de faire une partie de pêche avec  un  docteur  de 
Cascaïs  à  bord de son petit côtre. En une demi-journée, nous avons  pris  44 
kilos  de poissons, pour la plupart des pargos, sortes de daurades à la  belle 
couleur rose, et dont le plus gros pesait ses douze livres. Poisson  délicieux 
dont Claude et moi avons mangé pendant trois jours sans nous en lasser.



Cascaïs  possède  aussi un Club Nautique très vivant, et c'est un  plaisir  de 
voir, le dimanche, en régates, les nombreux Stars, Dragons, et Snipes du Club, 
évoluer, rapidement, entre les bouées. La mer, quelquefois un peu dure, et  le 
vent, souvent fort, y forment des skippers remarquables, concurrents dangereux 
des  régates internationales. Quel beau sport, et quel dommage qu'il  ne  soit 
pas  encore plus répandu en France, où les beaux plans d'eau ne manquent  pas. 
Imaginez le spectacle d'une rade de Brest couverte de petits yachts!

(A suivre.)


- "TOHU-BOHU fait route vers la Martinique --
  Servitudes et grandeurs de la navigation à voile"
  Claude Thiry
  "Le Yacht", No.3498, 14 janvier 1956, p.3

(Retapé par Emmanuel ROCHE.)


Club Naval de Funchal, Madère, le (mardi) 11 octobre (1955).

Pour  partir de Cascaïs, nous avons dû attendre que les charmantes amies  qui, 
telles  des  sirènes,  nous  y retenaient  dussent,  les  vacances  terminées, 
retourner à leurs études à Lisbonne.



Dimanche  (2  octobre  1955),  dernière promenade en  mer  avec  nos  aimables 
Portugaises  et,  lundi  matin (3 octobre 1955), nous  faisons  nos  dernières 
provisions  avant  le départ. Cela ne va pas tout seul, car il ne  nous  reste 
exactement que cent écus (1.500 francs). Au marché, les fruits et légumes sont 
si  appétissants  que nous nous laissons tenter et que les  tomates,  raisins, 
carottes,  oignons,  pommes  de terre et  haricots  s'amoncellent  dans  notre 
panier. Sortis du marché, nous allons à la boulangerie et c'est le drame! Nous 
avions commandé, samedi (1er octobre 1955), vingt-cinq petits pains d'un  type 
spécial,  se  conservant bien, sans en savoir le prix. Les pains  sont  prêts, 
mais  leur  prix  dépasse nos prévisions de plus du double.  Nous  avons  beau 
discuter -- nous en français, le patron en portugais -- celui-ci ne veut  rien 
savoir. Après une heure de débats, de guerre lasse, nous laissons au boulanger 
ses petits pains de luxe (150 francs le kilo) et allons chez un autre  acheter 
du pain ordinaire, plus à la portée de notre bourse.

Finalement,  il  ne nous reste que douze écus que nous  sacrifions,  le  coeur 
léger,  pour  remplir  notre bonbonne de 5 litres de  vin.  N'ont  des  soucis 
d'argent  que ceux qui en ont un peu; ceux qui en ont trop ou pas du  tout  ne 
s'en soucient guère!



Vers  4 heures, nous nous rangeons à quai pour faire le plein d'eau. C'est  la 
première  fois que les gens de Cascaïs peuvent voir de près le  Tohu-Bohu  qui 
était jusque-là ancré en rade. Ils ne s'en privent pas, et c'est à travers une 
multitude  de  jambes  que  nous devons faire passer  le  tuyau  --  non  sans 
éclaboussures!

Vers 5 heures, nous quittons le quai et, après un petit slalom au moteur parmi 
les  bateaux  de pêche, nous hissons les voiles une à une,  pressés  que  nous 
sommes de gagner le large avant la nuit. Sur le quai, des mouchoirs s'agitent, 
nous  leur répondons avec mélancolie; nous laissons à Cascaïs un peu de  notre 
coeur!



Devant nous, 500 miles de route (la distance de Lille à Marseille) et le but à 
atteindre:  une  île de 50 kilomètres de long sur 20 de large, un  tout  petit 
point sur la vaste étendue de l'océan...

Il s'agit de ne pas se tromper de direction! Une fois de plus, Claude Genet  a 
tenté,  hier, de faire le point dans le port de Cascaïs et, une fois de  plus, 
il  s'est  retrouvé à 100 milles de là!... Pourtant,  les  calculs  semblaient 
justes;  d'où  venait  donc  cette erreur? Finalement,  après  des  heures  de 
recherches,  Claude a trouvé: la carte possédait deux échelles  de  longitude, 
l'une  prenant comme origine le méridien de Greenwich, l'autre le méridien  de 
Paris.  Il avait pris l'une pour l'autre. Les calculs rectifiés tombent  enfin 
juste; nous sommes indiscutablement à Cascaïs et nous trouverons Madère.

La  brise  du  Nord est forte mais régulière et nous  décidons  de  garder  le 
maximum  de toile pour la nuit: dundee, trinquette, grand'voile et  foc.  Nous 
marchons grand largue, notre meilleure allure, et, malgré la mer très  hachée, 
le Tohu-Bohu file ses six ou sept noeuds.

Toute la journée du mardi (4 octobre 1955), nous maintenons l'allure et  toute 
la nuit suivante.

Le  vent ne soufflant pas dans le sens de la houle qui est de Nord-Ouest,  les 
lames  sont  très irrégulières et font embarder le bateau de telle  sorte  que 
nous  sommes obligés de rester constamment à la barre. Douze heures  de  barre 
par  jour,  deux  heures pour préparer et absorber les  repas,  une  heure  de 
vaisselle,  nettoyage  et  petits  travaux divers, une  heure  au  moins  pour 
s'habiller et se déshabiller, il ne nous reste que peu de temps pour dormir.

Après  les  trois semaines de "farniente" à Cascaïs, ces  premières  nuits  de 
quart sont bien pénibles. Assis à la barre, le vent dans le dos, il fait  très 
froid. J'ai beau mettre un ciré par-dessus mon manteau, je suis transi. Il  ne 
faut pas quitter des yeux les graduations du compas qui oscillent sans  cesse; 
au  bout de quelques heures et quand on a déjà un bon retard de sommeil,  cela 
devient  extrêmement  pénible.  Irrésistiblement, les yeux se  ferment  et  il 
arrive que l'on s'endorme quelques minutes; mais on est bien vite réveillé par 
le  claquement  affolé  des voiles du bateau qui, abandonné  à  lui-même,  est 
remonté au vent.

Mercredi  (5 octobre 1955), c'est le jour des rencontres; fait assez  étonnant 
sur une route aussi peu fréquentée!

A  huit heures, un cargo nous rattrape sous le vent; même direction:  il  doit 
aller à Madère et cela nous rassure sur notre route.

A dix heures, alors que nous avons mis en panne pour descendre la  grand'voile 
et hisser le grand foc, plus adapté à un vent qui, progressivement, a tourné à 
l'arrière, c'est un petit yacht qui nous passe à quelques centaines de  mètres 
sur  notre  avant; il fait une route un peu plus Sud; sans doute  va-t-il  aux 
Canaries? Nous aurions bien aimé qu'il s'arrête cinq minutes pour bavarder  et 
comparer  nos points; mais, superbe et dédaigneux, il s'éloigne sans un  signe 
de reconnaissance.

Vers  midi, un nouveau cargo coupe notre route; celui-ci va  probablement  des 
Açores vers Gibraltar.

A  six  heures,  cinq  lignes  blanches  parallèles  surgissent  de   derrière 
l'horizon. Ce sont des bi-réacteurs qui volent très haut et dont les  sillages 
coupent lentement notre ciel en deux.

De là-haut, ils doivent voir Madère, les Canaries et la côte d'Afrique,  comme 
s'ils  avaient la carte étalée devant les yeux. Dans moins  d'une  demi-heure, 
ils seront arrivés au Maroc!

Ne  voient-ils pas un tout petit point blanc, sur la mer  bleue?  Probablement 
pas;  enfermés à l'étroit dans leur cabine pressurisée, le masque sur le  nez, 
respirant  un air artificiel, ils n'ont d'yeux que pour leur tableau de  bord. 
Bien  qu'il soit deux cents fois plus lent, je préfère encore notre  moyen  de 
transport.

Eux  voient Madère, nous pas... Le loch montre que nous sommes à mi-route;  le 
compas indique toujours le bon cap; mais les lames qui nous poussent au Sud et 
le  courant  des  Canaries  nous ont sûrement fait  dériver.  De  combien?  La 
navigation à l'estime ne suffit pas, nous allons essayer de faire le point.

A  de nombreuses reprises dans la journée de jeudi, Claude  essaie  d'attraper 
dans  son  sextant un soleil qui folâtre, persiste à se  cacher  derrière  les 
nuages.  Le pont du bateau danse beaucoup et, faire des observations dans  ces 
conditions,  est  vraiment du sport. Il y réussit quand même et trace  sur  la 
carte deux droites de hauteur qui se recoupent... juste sur la route de  notre 
estime.  C'est  un vrai succès. Nous sommes parfaitement rassurés  et  croyons 
déjà deviner l'île de Madère droit devant nous.

Le vendredi 7 octobre (1955) après-midi, le loch indique 450 milles  parcourus 
depuis  Cascaïs; mais, par vent arrière, le bateau a fait  continuellement  de 
telles embardées que nous ne pouvons savoir, à six degrés près, si nous  avons 
toujours maintenu la bonne direction! De plus, la "méridienne" et les "droites 
de hauteur" donnent des résultats contradictoires, de sorte que nous ne savons 
plus du tout où nous en sommes. Madère n'est sûrement pas loin, mais où?

Jumelles  à  l'oeil,  nous inspectons l'horizon  dans  l'espoir  de  découvrir 
l'indice de la présence d'une terre. Mais, tout autour de nous, les nuages ont 
la  même  forme,  et  le sommet de Porto-Santo,  haut  de  500  mètres,  reste 
invisible.

A  quatre  heures,  puis  à cinq heures,  Claude  Genet  fait  deux  nouvelles 
observations et nous nous mettons tous les deux aux calculs. Nos méthodes sont 
légèrement  différentes,  mais  nous parvenons au même résultat,  ce  qui  est 
encourageant.

Le  nouveau point correspond avec celui de ce matin; c'est la  méridienne  qui 
doit  être fausse. En recalculant cette dernière, Claude retrouve son  erreur. 
Nous  avons  certainement, maintenant, un point exact; nous sommes  environ  à 
trente  milles de Porto-Santo, dont nous verrons probablement le  phare  cette 
nuit.

De quart, vers une heure du matin, j'aperçois une petit lueur sur notre avant. 
Petit  à petit, la lueur se précise, se transforme en trois éclats  successifs 
bien  nets;  c'est le phare! Reprenant les traditions de la vielle  marine  en 
bois, et ayant vu la terre le premier, je m'adjuge un bon verre d'armagnac.

Mais  est-ce  bien  Porto-Santo? Le livre des feux indique un  phare  à  trois 
éclats  et  à  période  de 15 secondes  pour  Porto-Santo,  extrémité  Est  de 
l'archipel,  mais  également  un  phare à trois éclats  et  à  période  de  20 
secondes, pour le phare de la pointe Del Pargo, extrémité Ouest de Madère. Or, 
le  nôtre a bien trois éclats, mais une période de 18 secondes! D'après  notre 
route,  cela  doit  être Porto-Santo, mais il aurait  suffi  d'une  si  petite 
erreur!...

En  attendant le jour qui éclaircira probablement la situation,  nous  faisons 
route un peu plus au Sud, laissant le phare à tribord.

Il y a exactement cent heures que nous avons perdu de vue le phare Espichel au 
Portugal  pour un parcours de 480 milles, cela fait une belle  moyenne.  Grand 
merci au père Eole qui ne nous a pas abandonnés une seule minute.

A l'aube, nous nous trouvons par le travers de Porto-Santo dont les sommets se 
dégagent  lentement  de la brume matinale. Ile curieuse: cinq ou six  pics  de 
quatre à cinq cent mètres, une très grande plage qui forme toute la côte  Sud, 
mais  pas  un  arbre;  il paraît que les  lapins  apportés  par  les  premiers 
habitants de l'île les ont tous mangés!

Il y a cependant quelques arbres fruitiers, quelques vignes qui font vivre une 
population  d'environ 3.000 habitants, composée en grande partie de  pêcheurs. 
L'été,  la  grande plage de Porto-Santo attire les Madériens en  vacances  qui 
vont y passer les week-ends.

Bien  que  nous  n'en soyons qu'à une trentaine de milles, la  grande  île  de 
Madère  reste  invisible. Ses hauts sommets (le Pico Ruevo atteint  1.639  m.) 
restent obstinément cachés dans les nuages...

(A suivre.)


- "TOHU-BOHU fait route vers la Martinique"
  Claude Thiry
  "Le Yacht", No.3499, 21 janvier 1956, p.3

(Retapé par Emmanuel ROCHE.)


Nous faisons maintenant route sur les "Deshertas", grandes îles inhabitées qui 
forment  le  sud de l'Archipel. Seuls y vivent quelques  phoques  et  quelques 
lapins et chèvres sauvages.

Le  temps est magnifique, la mer très calme, mais le vent est preque tombé  et 
nous  n'avançons  pas. Nous en profitons pour prendre un bon  bain  autour  du 
bateau. En crawl, je rattrape facilement le Tohu-Bohu qui doit marcher à peine 
à  deux  noeuds.  Après quatre jours de mer agitée, c'est un  repos  que  nous 
goûtons avec délices.

Vers le soir, à quelque milles au vent, nous apercevons une barque,  semble-t-
il  abandonnée.  Personne  à la barre! La barque dérive toute  seule  dans  le 
courant. Tout contents de trouver une épave de cette importance, nous  mettons 
le moteur en route pour nous approcher.

Nous  ne sommes bientôt plus qu'à une centaine de mètres de notre  "prise"  et 
préparons une grosse touline pour la prendre en remorque. C'est une très jolie 
barque de six à sept mètres de long, toute gréée; les avirons sont amarrés sur 
les bancs à côté de la grand voile latine ferlée sur son espar.

Au  moment  où  nous  virons  pour  accoster,  quatre  gaillards  se  dressent 
brusquement  comme  des  diables sortant d'une boîte et nous  font  de  grands 
signes d'amitié. Tous nos espoirs de prise tombent à l'eau; nous faisons quand 
même  bonne  figure et engageons une difficile conversation  avec  ces  braves 
pêcheurs qui attendent la nuit, couchés dans le fond de la barque, pour pêcher 
le "spada".

Le "spada" est le poisson le plus typique de Madère. C'est un affreux  poisson 
noir, pourvu de terribles mâchoires aux dents acérées, qui vit à mille  mètres 
de  fond. Les pêcheurs disposent de très longues et fortes lignes de  1.500  à 
2.000 mètres sur lesquelles ils attachent une centaine d'hameçons garnis  d'un 
gros morceau de poisson blanc. Quand ils remontent la ligne, au bout de  trois 
heures,  il  est rare, si l'endroit a été bien choisi, de retirer du  fond  de 
l'océan moins d'une cinquantaine de "spada" qui arrivent morts dans la barque, 
tués par la différence de pression.

Pour ne pas embrouiller leurs lignes dans la nuit noire, les pêcheurs allument 
un grand feu sur l'avant du bateau.

Par  cette belle nuit sans vent, les flammes montaient droites vers  le  ciel, 
éclairant le Tohu-Bohu encalminé à deux cents mètres d'elles.

Au  petit jour, les pêcheurs étaient rentrés chez eux, à l'aviron;  mais  nous 
étions toujours au même endroit!

Cependant,  une  toute  petite brise se lève et  nous  faisons  route.  Madère 
approche; après les rochers bizarres de la pointe Saint-Lorenzo, nous  pouvons 
admirer  la  très  riche vallée de Mochico dominant le port  de  pêche.  Puis, 
tranquillement, nous longeons la côte en tirant de petits bords contre un vent 
léger, qui, par cette mer calme, se remonte très facilement. Profitant du beau 
temps,  j'essaie notre "planche à traîner"; c'est une sorte d'aquaplane  sous-
marin  formé d'une petite planche profilée munie de deux  poignées  auxquelles 
s'accroche  le nageur et traînée par le bateau au bout de 50 mètres  de  léger 
filin.  Comme le bateau ne marche pas assez vite à la voile, nous  mettons  un 
peu de moteur. Le masque sous-marin sur le nez, traîné à une vitesse de deux à 
trois noeuds, je peux évoluer sous l'eau, sans effort, comme un vrai  poisson; 
d'un  coup de poignet, je descends à 10 mètres; d'un autre, je suis projeté  à 
la  surface  comme  un marsouin; c'est une  sensation  merveilleuse!  La  mer, 
couleur  d'azur, est absolument vide; le regard se perd dans  des  profondeurs 
qui, à quelques centaines de mètres de la côte, atteignent déjà 1.500 mètres.

Vers  deux  heures  de l'après-midi, à la hauteur du cap  Garrejo,  nous  nous 
decidons  à remettre le moteur en route pour rentrer avant la nuit  à  Funchal 
dont la large baie s'ouvre devant nous.

La ville s'étend en gradins, tout autour de la baie; c'est une grande cité  de 
près de 100.000 habitants, et, après Lisbonne et Porto, le plus important port 
de commerce du Portugal. Jusqu'à la limite des nuages qui cachent les sommets, 
des  quantités  de  petites maisons s'accrochent à  la  montagne  couverte  de 
verdure.

Dans  une grande gerbe d'eau, l'hydravion de l'Aquila Airways  vient  d'amérir 
tout  à  côté de nous; il nous apporte le courier de France  et  notre  (revue 
hebdomadaire) "Le Yacht" que nous aurons demain à la poste.

Vers 5 heures, nous jetons l'ancre devant le quai qui est noir de monde. C'est 
dimanche.  Malgré  nos  signaux  désespérés, nous  ne  voyons  pas  venir  les 
autorités du port: médecin, douane et police internationale qui peuvent seules 
nous permettre de descendre à terre.

Toute  la  soirée, nous rongeons notre frein devant cette  grande  ville  tout 
illuminée.  Des  feux  d'artifice éclatent un peu partout.  N'y  tenant  plus, 
nonobstant l'interdiction, je prends la petite prame et débarque dans un  coin 
obscur du port pour faire un petit tour en ville.

Tout  va bien, personne ne m'a vu. Et je peux, pendant deux heures, monter  et 
descendre  les petites rues, à chaque carrefour desquelles, immobile sous  son 
lampadaire, un policeman en casquette me regarde passer, indifférent.


Mercredi 26 octobre (1955).

En mer, en route pour les Canaries.

Nous avons quitté Funchal ce matin en même temps que le Denmark, grand  trois-
mâts  à  phares  carrés, avec lequel nous devons  faire  la  course  jusqu'aux 
Canaries.

Il n'y a pas de vent et, au milieu de l'après-midi, nous ne sommes encore qu'à 
deux milles de Madère. Mauvais joueur, le danois nous est passé devant le nez, 
au  moteur,  et disparaît maintenant à l'horizon.  Le  rattraperons-nous?  Qui 
sait,  la  route est longue jusqu'aux Canaries: 280 milles et  si  son  moteur 
tombe en panne!...

Contrairement à ceux de Cascaïs, nos amis de Madère auront eu le temps de nous 
regarder partir. Ils sont nombreux et nous avons passé, grâce à eux, un séjour 
délicieux dans cette île enchantée.


Lundi 31 octobre (1955).

Nous  sommes  bien arrivés à Las Palmas, samedi soir, après une  étape  courte 
mais  mouvementée.  Ayant  eu beaucoup de travail pour la remise  en  état  du 
bateau à l'arrivée, nous n'avons pas eu le temps de continuer le récit de  nos 
aventures à partir de notre arrivée à Madère. Comme il nous presse de  partir, 
car  la  saison s'avance, nous avons l'intention de l'écrire en mer,  où  nous 
aurons probablement beaucoup de temps libre...

L'un des principaux attraits de notre escale à Las Palmas est dû à toutes  les 
équipes  de  navigateurs plus ou moins audacieux et pittoresques  que  l'on  y 
rencontre.  De toutes nationalités, munis des bateaux les  plus  extravagants, 
leur seul point commun est le manque presque complet de resources financières.

Peu avant notre arrivée, un Allemand avait quitté Las Palmas pour les Antilles 
seul à bord d'une pirogue africaine de 6 m. de long! Ne pouvant ni se coucher, 
ni se lever, ni faire de cuisine, dans quel état arrivera-t-il? S'il arrive!

Nous  avons  fait  aussi la connaissance de quatre Suisses,  sur  le  Bernina, 
magnifique yacht de 15 mètres qu'ils ont construit eux-mêmes sur les bords  du 
Lac de Constance, en sept ans de dur travail. Malheureusement, tous les quatre 
étant  affligés  du mal de mer, ils ont décidé de renoncer au  tour  du  monde 
projeté  et de vendre leur superbe yacht. Quel dommage! Ne pouvant  le  vendre 
aux Canaries, ils sont quand même partis pour l'Amérique.



Nous  avons  rencontré aussi le plus sympathique  des  navigateurs  solitaires 
français:  Maurice  Lacombe, patron de l'Hippocampe, le plus petit  bateau  de 
grande croisière du monde: 5 m. 50 de long. Un très joli petit voilier dessiné 
par son propriétaire et assez confortable: 1 m. 80 de hauteur de cabine,  deux 
couchettes,  table  à  cartes, cuisine, tout ce qu'il faut! Il  est  parti  au 
printemps  dernier  de  Marseille pour une longue et dure étape  de  36  jours 
jusqu'à Mazagan, puis de Mazagan pour les Canaries où le bateau, profitant  du 
sommeil  de son patron, tente de couper en deux l'île de Graciosa, sans  doute 
pour  abréger  la  route. Le voilà échoué sur les  rochers:  les  pêcheurs  de 
Graciosa se mettent à cinquante pour l'amener et le remettre à flot de l'autre 
côté  de l'île, dans une baie tranquille. Peu de dégâts,  facilement  réparés. 
Six  semaines  de repos à Las Palmas et nouveau départ pour  Porto-Rico.  Deux 
jours  plus tard, retour à Las Palmas: Lacombe avait oublié la moitié  de  son 
équipement: aviron, tangons, gaffes... Un garçon extrêmement sympathique,  que 
nous expérons bien revoir à Porto-Rico.



D'autres  bien  sympathiques garçons sont les équipiers  du  Noordezoon:  deux 
Hollandais  et  un  Anglais.  Le Nooderzoon était -- il y  a  76  ans!  --  un 
magnifique  voilier; ce qui se faisait de mieux: large, profond,  confortable, 
marin, solide, rapide... Il est bien arrivé d'Amsterdam à Las Palmas, mais  on 
ne  sait s'il pourra aller plus loin, car il fait beaucoup d'eau.  Nous  avons 
pourtant rendez-vous avec lui à La Martinique.

Enfin,  les  deux  derniers  hardis  navigateurs  dont  nous  avons  fait   la 
connaissance:  Antonio et Pepe, deux sportifs canariens, étaient partis  lundi 
dernier sur le Vaïna, petite barque de pêche transformée de 6 mètres de  long, 
direction Panama. Entreprise très hardie pour une barque non quillée et  munie 
d'une grande voile latine peu adaptée à la grande croisière. Heureusement pour 
eux,  ils  ont,  le  premier jour, perdu leur sextant et  ont  été  forcés  de 
revenir.  Ils  abandonnent  le Vaïna et viennent avec nous  sur  le  Tohu-Bohu 
jusqu'à La Martinique.

Nous serons donc cinq à bord pour traverser l'Atlantique avec Antonio, Pepe et 
Botzim,  une  petite chienne canarienne très amusante dont des amis  nous  ont 
fait cadeau.

Dans   ces  conditions,  nous  espérons  une  excellente  traversée,   presque 
reposante:  de  vraies vacances, pendant lesquelles nous aurons  le  temps  de 
photographier, filmer et écrire.


- "Water Wandering the Caribbean"
  Richard C. Newick
  "The Rudder", January 1957, p.41

(Retyped by Emmanuel ROCHE.)


(...)

Fort-de-France  held little of interest for us, except for a reunion with  two 
Frenchmen named Claude aboard the thirty foot catamaran Tohu-Bohu. I first met 
them at Camaret, then at Vigo and Lisbon. They reported a lazy crossing,  made 
even  easier  by  a new self-steering rig for downwind work,  which  they  had 
developed  with  two  small staysails set on the mizzen, and  sheeted  to  the 
tiller. Two likable young Canary Islanders had joined them for the crossing.

(...)


EOF